Dans de très nombreux domaines, le marché répond mal aux besoins. L’État social est beaucoup plus efficace dans la santé, l’éducation ou les retraites. L’analyse de l’économiste Emmanuel Saez, extrait du magazine du Fonds monétaire international.
Le périmètre de l’État et son poids dans la vie économique sont au centre du débat sur les politiques publiques. L’évolution la plus frappante a été son incroyable essor dans les pays avancés au cours du XXe siècle : la taille de l’État, mesurée par les recettes publiques rapportées au revenu national et qui était inférieure à 10 % au début du XXe siècle, oscillait entre 30 % et 50 % en 1980. Aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni et en Suède, ce ratio était au-dessous de 10 % jusqu’à la Première Guerre mondiale et a augmenté jusqu’à la fin des années 1970 environ, avant de demeurer à peu près stable. L’évolution dans le temps et les niveaux finals diffèrent selon les pays, avec un ratio stabilisé aux alentours de 50 % en France et en Suède, de 30 % aux États-Unis et de 40 % au Royaume-Uni. (...)
Que font les États de recettes aussi abondantes et qu’ils ne faisaient pas auparavant ? Jusqu’au début du XXe siècle, les dépenses publiques en Europe étaient essentiellement destinées aux biens publics régaliens, tels que le maintien de l’ordre, la défense nationale, l’administration et l’infrastructure de base (routes, etc.). Par contraste, le développement de l’État tout au long du XXe siècle dans les pays avancés a été dû presque exclusivement à l’essor de l’État social, qui pourvoit à l’éducation et fournit des services d’accueil pour les jeunes enfants, des soins de santé pour les malades et des prestations de retraite pour les personnes âgées, ainsi qu’un ensemble de programmes de soutien du revenu pour les personnes handicapées, les chômeurs et les pauvres. Fondamentalement, l’État social pourvoit aux besoins de ceux qui ne peuvent y subvenir eux-mêmes. (...)
L’État social constitue une énigme pour le modèle économique classique fondé sur des individus rationnels soucieux de leur intérêt personnel et interagissant entre eux par l’intermédiaire des marchés. Selon ce modèle, les individus rationnels évoluant dans une économie de marché devraient s’en sortir plus ou moins seuls. Les jeunes (ou leurs parents) peuvent emprunter pour financer leurs études si l’investissement en vaut la peine. Les soins de santé sont pour l’essentiel un bien privé pour lequel les individus peuvent s’assurer. Les travailleurs peuvent épargner pour leur retraite, conscients que leur capacité à travailler diminuera avec l’âge. Enfin, il est possible de puiser dans son épargne en cas de perte de revenu temporaire (chômage, par exemple).
Ce rêve économique n’a jamais été une réalité que pour les plus riches (...)
Aujourd’hui, l’État social moderne cherche à offrir à l’ensemble de la population un enseignement de qualité, des soins de santé et des revenus de retraite auxquels seule l’élite pouvait auparavant prétendre. Globalement, c’est comme si les membres des sociétés modernes avaient choisi de mutualiser l’accueil des jeunes enfants et l’éducation, les soins de santé pour les malades et les aides économiques en faveur des personnes âgées et d’autres groupes qui ne peuvent pas travailler (handicapés, chômeurs, etc.). Pourquoi en est-il ainsi et d’où vient cette mutualisation ?
Quoiqu’en dise le modèle économique classique, il est évident que les humains sont des êtres sociaux. Nous interagissons au sein de différents groupes comme les familles, ceux liés au travail, les communautés, les pays et nous nous soucions des inégalités. Ces interactions sociales ont des racines profondes, liées à l’évolution de l’espèce humaine, et ne sont pas occasionnées par les marchés. (...)
Extrait de « Comprendre l’État social », Emmanuel Saez, Finances & Développement, Fonds monétaire international, mars 2022.