
Pour sortir du spectacle, nous avons décidé de vous proposer une plongée inédite dans la société ukrainienne.
À partir d’aujourd’hui nous publierons une longue enquête en quatre volets signée Fabrice Deprez, qui a été jusqu’au front en Ukraine, et qui revient avec un portrait d’un pays déchiré — qui résiste.
Parcourir l’Ukraine ces dernières semaines est une expérience déroutante. Dans le reste de l’Europe et peut-être encore dans certains cercles de pouvoir à Washington, on connaît ces noms par cœur : vivre à Kyiv, conduire jusqu’à Poltava puis à Kharkiv, croiser en descendant vers Zaporijia des véhicules blindés enserrés de cages anti-drones ou enveloppés de filets de camouflage qui claquent au vent, échanger avec les soldats, les étudiants, les volontaires — c’est faire l’expérience d’un pays en apnée prolongée.
Car nous sommes, déjà, au quatrième été de la guerre.
Dans la société ukrainienne, l’épuisement, le détachement et la force de la résistance s’affrontent et se mélangent. L’Ukraine n’est pas seulement rongée par la guerre : elle est aussi, souvent, minée par l’impossibilité de penser l’avenir.
Car il faudrait pour cela pouvoir s’arrêter. Et l’invasion russe a fait de l’Ukraine un pays en mouvement constant.
Le spectre d’un « peuple sans terre » (...)
Dans les régions plus proches de la ligne de front, ils sont nombreux à s’être réfugiés dans de grandes agglomérations tout en continuant à se rendre régulièrement dans leur village natal — trop proche des combats pour y vivre en permanence, pas encore assez loin pour l’abandonner complètement.
Mouvement aussi d’étranges cortèges devenus routiniers : c’est un ballet de tanks, de camions, de 4×4 tractant un autre 4×4 aux portières explosées par un drone, d’hommes en arme ; c’est un soldat arrivé de l’Ouest de l’Ukraine dans un village du Donbass qui s’avoue étonné d’entendre des locaux parler ukrainien. (...)
Si l’on sait bien regarder, cette impression de mouvement constant à la surface en cache une autre — invisible et marquée par l’angoisse d’un conflit qui se prolonge : l’errance de l’esprit. En quatre étés, la guerre est entrée dans les vies, dans les mémoires : avoir vu tant d’amis et de parents partir ailleurs, cela rend songeur. On envisage, parfois vaguement, parfois très concrètement, de faire la même chose, peut-être, un jour, si les choses empirent, si les frappes deviennent trop intenables.
Après le choc et la résistance fervente de 2022, après la résignation déterminée de 2023 — et d’une partie de 2024 — une longue angoisse a saisi la société ukrainienne. C’est celle d’une situation qui paraît sans issue claire, parfois sans issue du tout.
À la radio publique, où une émission quotidienne laisse la parole aux soldats ukrainiens, la voix chaude du colonel Serhiy Douplyak se fait sombre. Nous sommes un matin de juillet et il souligne l’importance de l’engagement (...)
Moscou réclame la capitulation pure et simple de l’Ukraine.
Volodymyr Zelensky a depuis longtemps reconnu que l’armée ukrainienne ne pourrait pas, dans l’état actuel des choses, reprendre les territoires ukrainiens perdus.
Si l’armée russe continue de subir des pertes effroyables, elle continue aussi inlassablement d’avancer, défiant depuis deux ans les espoirs d’un épuisement et d’une stabilisation du front. À l’arrière, les drones russes frappent de plus en plus souvent, de plus en plus violemment.
L’atmosphère est pesante toujours, parfois surréaliste — car elle n’empêche pas toujours une vie normale à laquelle s’accrochent des millions d’Ukrainiens.
C’est ce monde en suspens qui a accueilli début août le tourbillon soulevé par Donald Trump.
Le choc des annonces successives — la visite de Steve Witkoff à Washington, le sommet en Alaska, la rencontre précipitée de Volodymyr Zelensky et Donald Trump à Washington avec les Européens… — ne se fait pas encore profondément ressentir. Les Ukrainiens ne sont pas dupes du spectacle trumpiste : cette séquence les effraie surtout parce que Vladimir Poutine réclame désormais que l’Ukraine abandonne la partie de la région de Donetsk qu’elle contrôle déjà.
Le moment diplomatique destructeur de cet été rappelle aussi une douleur connue : celle des espoirs brisés.
Car l’Ukraine est déjà passée par là. L’élection puis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump furent dans la population la source d’une véritable espérance puis, rapidement, d’une déception tout aussi forte.
Le président américain n’avait pourtant jamais fait mystère de son mépris pour le président ukrainien et de son affinité pour son homologue russe.
Personne n’ignorait en Ukraine ni ce mépris ni cette affinité, des simples habitants jusqu’au président ukrainien.
L’espoir était d’abord guidé par la perception d’une trajectoire intenable, par l’idée que l’administration Biden n’allait sans doute jamais revoir son soutien à la hausse alors même que la situation continuait lentement d’empirer. (...)
La relation des Ukrainiens à Donald Trump a quelque chose d’une malédiction. Les espoirs d’une volte-face du président américain ont été douchés, encore et encore, mais ils ne se sont jamais complètement éteints. Car il y a toujours quelque chose à espérer. Ainsi des sanctions décidées par Donald Trump contre l’Inde, qui ont fait renaître, un temps, la perspective d’un alignement du président américain sur l’Ukraine.
Le choc de la rencontre de Vladimir Poutine avec son homologue américain en Alaska a été d’autant plus renforcé par la demande russe d’un retrait des troupes ukrainiennes des régions de Donetsk et Lougansk. Car si la société ukrainienne est épuisée et désireuse d’une paix qu’elle sait synonyme de compromis douloureux, elle n’est pas prête à la capitulation réclamée par le président russe. Et elle craint que le président américain ne le comprenne pas.
Bien souvent, ce n’est pas qu’une question de patriotisme — ou un rejet né de la crainte de voir souillé le sacrifice de parents ou d’amis tombés au front.
C’est aussi et surtout la conscience aiguë qu’une fin des combats incertaine et fragile, sans garanties de sécurité pour l’Ukraine, ne les ferait pas sortir de l’apnée. Une trêve sans paix ou sans défaite russe empêcherait les Ukrainiens de pouvoir à nouveau envisager un futur : car comment, au juste, reconstruire un pays lorsqu’on craint en permanence que la guerre recommence ? (...)
Dans plusieurs grandes villes, dont la capitale, les attaques de drones et de missiles russes se sont au printemps puis à l’été faites de plus en plus régulières.
Ces vagues de 300 ou 400 drones étaient impensables il y a un an. En quelques semaines, elles sont devenues banales. (...)
Le soir venu, une nouvelle alerte déclenche une nouvelle routine : précipitamment, on jette des matelas dans les couloirs éloignés des fenêtres, des familles descendent aux abris ou installent leurs enfants dans des salles de bain.
En rentrant chez moi un soir comme celui-ci, je croise dans la rue une jeune femme en route vers la station de métro servant d’abri anti-aérien : écouteurs sur les oreilles, sweat autour de la taille, tapis de sol sous le bras, elle a la démarche un peu absente de l’employé en chemin vers le bureau.
L’engagement détaché : formes de la résistance ukrainienne
La société ukrainienne, pour l’heure, tient.
Le consensus autour de la nécessité de se défendre face à l’invasion russe n’a jamais été remis en cause, l’armée continuant de trôner en tête de la liste des institutions les plus respectées du pays (...)
Cela fait de toute manière longtemps que l’engagement n’est plus porté par l’engouement. La société tient parce qu’elle n’a pas d’autres choix, parce qu’elle ne voit pas d’autre porte de sortie — sinon l’exil.
Le sens du devoir ? « C’est compliqué, à tous les niveaux » reconnaît dans son bureau Volodymyr Havrilenko, le chef du village de Sourokhabivka, dans la région de Poltava. « Au niveau de l’économie, du moral, de l’état psychologique… c’est très compliqué ». L’homme s’interrompt. « L’hiver sera dur, mais on ne sait pas ce qu’il se passera… est-ce que ce sera comme l’année dernière, ou pire. Est-ce qu’il y aura de l’électricité, du gaz ? » (...)
En pleine saison de la récolte du blé, les fermes aux alentours manquent d’hommes. Dans le cimetière, trois drapeaux jaunes et bleu flottent au pied d’autant de tombes, d’autant d’hommes du village tombés au combat.
Toujours discrète, la guerre est aussi dans cette bâtisse rose pâle cachée dans un bois encerclé par un méandre de la rivière Psel aux airs de douves.
L’école du village a fermé il y a plusieurs années ; le bâtiment accueille désormais une quarantaine de réfugiés venus de la région de Kharkiv ou, dans le cas de Lioudmila, d’une ville de Bakhmout entièrement ravagée par les féroces combats qui s’y sont déroulés en 2023. Lioudmila est assise sur une chaise installée dans le couloir, où des photos d’élèves souriants sont toujours accrochées au mur. La mélodie d’un vieux film soviétique s’échappe de l’ancienne salle d’informatique, sans perturber le calme de l’endroit. (...)
Une vertigineuse absence de perspectives frappe aujourd’hui chaque Ukrainien — mais la société tient debout grâce à un mélange d’engagement et de détachement difficile à décrire : c’est la force d’un pays acculé qui résiste, parce que tenir est la seule alternative. (...)
À quelques dizaines de kilomètres de la frontière russe, elle aussi souvent frappée par des bombes planantes qui déchirent le ciel, Kharkiv offre toujours cet été le spectacle presque surréaliste d’un centre-ville plein de vie, aux parcs impeccablement tenus. C’est à peine si l’on remarque que les façades du Derjprom, mythique gratte-ciel constructiviste et symbole de la ville, se sont transformées en échiquiers, succession de fenêtres transparentes et de plaques de contreplaqué brunes causées par le souffle d’une récente frappe.
Certains ont fait le choix d’ignorer la guerre autant que possible, de se replier sur une bulle personnelle — une décision parfois source de tensions. (...)
Anastasia, 23 ans, le reconnaît d’abord avec hésitation, puis avec défiance — « …peut-être que j’ai arrêté de prêter tant d’attention que ça à la guerre. »
Que veut-elle dire ? Est-il possible d’oublier la guerre quand les drones drones russes frappent si près, si souvent ?
« J’ai arrêté d’être effrayé par les nouvelles, de pleurer en les lisant, parfois j’ai même arrêté de les lire. Parfois, je ne me réveille même plus quand il y a des frappes. C’est assez logique, je crois. Je me sens un peu coupable, parce que si je ne regarde pas les nouvelles, cela veut peut-être dire que je rate une levée de fonds urgente, et ce n’est pas bien. Mais je suis humaine… que ceux qui veulent me juger se jugent d’abord eux-même ».
Anastasia n’est pas détachée de la guerre.
Elle vit à Kharkiv, qu’elle a connue en 2022 désertée, soumise à d’interminables coupures d’électricité, où les bombes planantes continuent aujourd’hui de s’écraser avec une glaçante régularité. Son mari sert dans l’armée, comme nombre de ses amis. Chaque représentation d’Ocheret, la troupe de théâtre dont elle est la directrice, est l’occasion d’une levée de fonds pour l’armée. (...)
Anastasia est, comme toute l’Ukraine : elle en suspens. Comme ces centaines de milliers de déplacés intérieurs qui s’accrochent pour certains à l’espoir d’un retour à la maison, se résignent pour beaucoup d’autres à une vie en exil. Comme toute une jeunesse aux projets mis à l’arrêt par l’invasion russe et qui contemple pour une partie d’entre eux la perspective du départ. (...)
Guerre et normalité se côtoient et se mélangent. Il y a des moments où l’insertion de la guerre dans le quotidien est parfois l’affaire d’une poignée de minutes, voir de secondes. (...)
Combien de temps une société peut-elle encore tenir dans un tel état d’incertitude ?
Il est impossible de répondre.
Pourtant, les choses peuvent changer très vite.
Prenons cet été : toute la scène politique a évolué elle aussi dans un curieux état de flottement. Si le débat n’avait pas disparu — loin s’en faut — et si les critiques du président ukrainien se faisaient de plus en plus audibles, le consensus d’une union nationale autour de Volodymyr Zelenskyy continuait de dominer. Pourtant, une simple décision du pouvoir ukrainien, une tentative de remettre en cause l’indépendance d’agences anti-corruption nées de la révolution du Maïdan, l’a brutalement mis en péril.
Pour la première fois depuis le début de l’invasion russe, des milliers d’Ukrainiens sont descendus dans les rues pour dénoncer une décision de leur gouvernement.
De chef de guerre incontesté, Volodymyr Zelensky redevenait simple président.
Ce parfum d’avant-guerre a très vite été suivi d’un rétropédalage du président ukrainien. La séquence confirme que trois ans de guerre n’ont pas émoussé une société civile toujours revendicative, toujours agile et autonome.
Si la tension est cette fois rapidement retombée si rapidement, c’est que le moment a été éclipsé par l’ouverture début août d’une nouvelle séquence diplomatique.
L’Ukraine tient et l’Ukraine espère. Mais cet été a marqué la fin d’une époque : celle de la « grande illusion ».