
Face à la multiplication des opérations de guerre hybride menées par des commanditaires russes, une équipe de chercheurs s’est attelée à cartographier ces actions. Leur travail met en lumière une stratégie d’ensemble dont l’objectif est la déstabilisation du continent européen.
Le 9 septembre, au petit matin, des têtes de cochon ont été découvertes devant neuf mosquées de la région parisienne. Certaines portaient la mention "Macron" inscrite au feutre, compliquant ainsi l’interprétation. Les suspects, quant à eux, ont vite franchi la frontière avec la Belgique. Un agriculteur normand signalera par la suite que deux personnes étaient venues lui acheter une dizaine de têtes de cochon, et que la plaque d’immatriculation de leur véhicule était serbe. Ce même moyen de transport a été identifié sur des images de vidéosurveillance tournées près de la rue Oberkampf, à Paris. Le parquet de Paris ajoute que les suspects auraient utilisé une ligne de téléphone croate.
Des éléments qui dessinaient la piste d’une opération d’ingérence étrangère, visant à amplifier les tensions sociales qui traversent la France. Une hypothèse renforcée par l’arrestation en Serbie, lundi 29 septembre, de onze personnes suspectées d’être liées à cette affaire, mais aussi à d’autres actions "incitant à la haine" en Allemagne et en France, dont des jets de peinture verte "sur le musée de l’Holocauste, plusieurs synagogues et un restaurant juif" à Paris fin mai. Ces onze suspects auraient été entraînés par un autre ressortissant serbe, "actuellement en fuite" et "agissant sous les instructions d’un service de renseignement étranger", a précisé le ministère de l’Intérieur serbe, sans désigner plus précisément ce commanditaire.
Mains rouges au mémorial de la Shoah, cercueils déposés devant la tour Eiffel... Plusieurs actions suspectes ont déjà été commises en France depuis le début de la guerre russe en Ukraine, et la série s’allonge au fil des mois. Mais quel lien établir entre un câble sectionné dans la Baltique, une manifestation à Roanne et un incendie dans un centre de tri postal en Pologne ? C’est l’objectif d’un projet développé depuis plusieurs mois par des chercheurs afin de cartographier "la stratégie de déstabilisation de l’Europe", selon les termes de Kevin Limonier, professeur à l’Institut français de géopolitique et directeur adjoint du centre Géode. (...)
Des acteurs institutionnels et privés (...)
L’attribution de ces événements relève parfois du simple soupçon, quand un événement a été commenté par des acteurs politiques, et qu’il est entré dans le débat public. (...)
D’autres ingérences sont en revanche prouvées. C’est le cas des tags d’étoiles de David découverts à l’automne 2023, une opération orchestrée par un service du FSB, le renseignement intérieur russe. (...)
La cartographie des chercheurs permet notamment de rendre compte de la complexité des acteurs engagés dans ces actions clandestines et hybrides. Car "la Russie, ça ne veut rien dire en tant que tel", résume Kevin Limonier, en soulignant la pluralité des acteurs institutionnels. Le Kremlin, le renseignement militaire, le renseignement civil et le ministère des Affaires étrangères – pour ne citer qu’eux – ne poursuivent pas toujours les mêmes objectifs, et ils n’ont pas nécessairement les mêmes modes d’action ou les mêmes territoires d’influence. (...)
Les acteurs privés et les entrepreneurs d’influence ont également pris une place croissante. (...)
S’il est difficile de quantifier les effets des opérations d’ingérence informationnelle, ces actions clandestines relèvent "d’une forme de harcèlement par des actions ’sous le seuil’" du conflit ouvert (...)
Des relais du narratif russe sur le sol français
Enfin, outre les institutionnels et les acteurs privés, Kevin Limonier a identifié un troisième niveau, celui des relais locaux. Ces organisations entretiennent des liens plus ou moins directs avec l’Etat russe ou des entreprises. L’association SOS Donbass, installée à Pau (Pyrénées-Atlantiques), a bénéficié du soutien de l’ambassade russe à Vienne – le chercheur qualifie la capitale autrichienne de "tour de contrôle des services de renseignement russe en Europe". Cette organisation a notamment organisé plusieurs manifestations, en petit comité, devant les sites du groupe d’armement Nexter, à Tarbes (Hautes-Pyrénées) et Roanne (Loire). Officiellement pour dénoncer les livraisons d’armes à l’Ukraine, pourtant confrontée à l’invasion des forces russes. (...)
Ces relais locaux peuvent simplement exprimer des convictions personnelles, mais également saisir une opportunité dans leur agenda politique. (...)
L’Azerbaïdjan, lui aussi, joue beaucoup sur ce narratif. Au point d’avoir créé un Groupe d’initiative de Bakou regroupant des indépendantistes néo-calédoniens, corses, guadeloupéens... (...)
La France est un terrain prisé pour les actions de déstabilisation, avec 43 actes recensés par le projet Cassini, du simple soupçon à la preuve. Cela s’explique parce que notre pays – puissance nucléaire et militaire – est pris au sérieux par la Russie, estime Kevin Limonier. Paris produit également "le récit d’autonomie stratégique le mieux articulé", poursuit le chercheur. Or, pour les Russes, "l’UE devient un danger à partir du moment où elle prend conscience de son poids et de son rôle géopolitique, et qu’elle devient autre chose qu’un simple marché commun". L’objectif de Moscou est d’obtenir une "finlandisation" de l’Europe, "sans volonté stratégique propre et sans capacités d’exister de manière souveraine".
Les brouillages GPS et réseau, ingérence la plus répandue (...)
Les chercheurs ont mis de côté les incursions de drones, de sous-marins et d’avions russes dans l’espace aérien des pays européens. "Cela fait plutôt partie de ce qu’on appelle le signalement stratégique, avec un Etat qui se signale de manière très claire auprès d’un adversaire ou d’un partenaire", justifie Kevin Limonier. "C’est l’action directe des forces armées et ce n’est plus trop le domaine des actions clandestines et hybrides." De même, la question des cyberattaques relève davantage de la cyber threat intelligence (CTI), tant il est malaisé de distinguer les actions de déstabilisation de celles lancées par des groupes criminels opportunistes, à la recherche de rançons.
A l’échelle de l’Union européenne, les brouillages GPS et réseau représentent aujourd’hui l’ingérence la plus étendue sur le territoire. (...)