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La Méridienne/Mona Chollet
Un génocide anodin. Comment ne pas tirer les conséquences de la destruction des Palestinien·nes et du fanatisme d’Israël
#israel #palestine #Hamas #Cisjordanie #Gaza #genocide
Article mis en ligne le 15 juillet 2025

À la douleur, l’horreur, l’impuissance, la colère que l’on éprouve en regardant se dérouler à distance, depuis vingt-et-un mois maintenant, le génocide des Palestinien·nes, il s’ajoute, pour celles et ceux qui vivent en Occident, un profond malaise. Ce malaise est dû au fait de vivre dans des pays qui ont toujours considéré Israël comme étant le bon, la victime – civilisé, éclairé, rationnel, humaniste, de bonne volonté, vulnérable –, et les Palestinien·nes comme les méchants – barbares, obscurantistes, menaçant·es, agressif·ves, haineux·ses, dangereux·ses.

Cette fiction, que l’universitaire palestinien Joseph Massad, dans un article récent [1], fait remonter à la guerre de 1967, a été maintenue envers et contre tout, à grand renfort de propagande. Elle a encore résisté à plus d’un an et demi de génocide, alors qu’on assistait à l’étalage d’une cruauté décomplexée, insoutenable, exercée par les soldat·es avec l’approbation enthousiaste d’une part non négligeable de la société israélienne ; alors que chaque jour charriait son lot d’images cauchemardesques d’hommes, de femmes et d’enfants déchiqueté·es, brûlé·es vif·ves, mutilé·es, le crâne explosé, pulvérisé·es par des drones, abattu·es par des snipers, écrasé·es vivant·es ou mort·es par des bulldozers, réduit·es à l’état de squelettes par une famine organisée... Un an et demi. C’est dire combien est puissante la foi occidentale dans l’innocence d’Israël et dans la culpabilité foncière des Palestinien·nes, dans l’idée que la mort est leur destin naturel.

Jusqu’à aujourd’hui, dans les secteurs les plus réactionnaires des sociétés occidentales, en particulier dans la classe politique et dans l’essentiel de l’espace médiatique, la fiction de la nature vertueuse d’Israël reste bien sûr intacte, inébranlable. On continue à entendre des discours décrivant avec aplomb l’exact inverse de ce que des millions de gens observent pourtant en direct. Quand Israël a attaqué l’Iran, le 13 juin, Emmanuel Macron a produit un communiqué pavlovien dans lequel il soutenait le « droit d’Israël à se défendre ». (...)

Néanmoins, depuis quelques mois, l’image se fissure. Aujourd’hui, à moins d’avoir le cerveau dévoré par le racisme anti-Arabes et/ou matrixé par l’extrême droite (ce qui fait du monde, certes), personne ne peut plus ignorer la monstruosité de ce que commet Israël. (...)

Il devient vraiment très difficile de nier qu’il s’agit d’un génocide. Le mensonge apparaît au grand jour ; on commence à soupçonner l’affreuse vérité : le méchant, c’est celui qu’on avait pris pour le bon. Soudain, alors que tout était là, sous nos yeux, depuis le début, une partie de l’opinion occidentale qui auparavant se tenait à l’écart du sujet commence à voir l’intention génocidaire ; à voir les ministres d’extrême droite et les commentateur·ices de télévision israélien·nes qui jubilent des morts et des destructions à Gaza et en réclament davantage ; ou encore les dizaines de milliers de manifestant·es qui défilent dans Jérusalem en scandant « Mort aux Arabes » et « Que ton village brûle ». Un sondage sur l’ampleur du soutien de la population israélienne aux projets de déportation des Palestinien·nes, voire à leur élimination physique, a fait un peu bruit [2]. Beaucoup comprennent que la plus grande menace pour la stabilité régionale et mondiale, ce n’est pas l’Iran (si odieux que soit son régime), mais bien Israël. (...)

Le soutien à Israël évoque un paquebot dont le pilote découvrirait soudain qu’il fait fausse route, mais qui serait trop énorme, trop massif pour changer de direction. (...)

« Votre haine d’Israël vous aveugle », m’a dit quelqu’un sur un réseau social quand j’ai applaudi la « Flottille de la liberté ». Vous voulez vraiment qu’on parle de haine et d’aveuglement ?

Et quand la réalité devient trop envahissante pour pouvoir être complètement ignorée, apparaît ce terrible oxymore : le génocide anodin. Dans la presse, le mot « génocide » reste confiné à quelques interviews ou tribunes publiées dans les pages « Idées », ou à quelques reportages qui rendent fidèlement compte de ce qui se joue. On continue par ailleurs à publier imperturbablement d’autres articles qui parlent, par exemple, d’« antisémitisme à l’université », alors que tout le monde sait qu’il s’agit d’un nom de code calomnieux pour les manifestations de soutien à la Palestine. On continue en particulier à parler d’« incident antisémite » à Sciences Po Paris, alors qu’il s’agissait d’une altercation politique [5] et que tout le monde le sait très bien. L’édifice idéologique et culturel organisé autour du prestige d’Israël doit absolument rester en place, intouché.

On devine au passage les conflits à bas bruit et les rapports de forces qui agitent les rédactions, en fonction des niveaux de courage et des sensibilités sur le sujet, mais souvent aussi, semble-t-il, d’un clivage entre la hiérarchie et la base. (...)

Et il y a des surprises. Le 24 juin, le « Journal Junior » d’Arte proposait un reportage sur « la faim comme arme de guerre », d’une honnêteté et d’une clarté que l’on chercherait en vain dans le reste du paysage audiovisuel. (...)

La temporalité n’est pas exactement anodine dans un génocide. En fait, elle est tout. « L’histoire est pleine de gens qui veulent être dans le vrai rétrospectivement, disait le journaliste Jeremy Scahill dans le podcast The Listening Post le 31 mai [9]. Mais le courage, c’est de prendre position en temps réel. » (...)

Le génocide est une politique du fait accompli. L’essentiel, pour les génocidaires, est que l’indignation se manifeste trop tard. Eux-mêmes pourront alors éventuellement faire acte de contrition. Ainsi, ils gagneront sur tous les tableaux : ils seront célébrés pour leur noblesse morale et leur capacité d’autocritique, tout en étant débarrassés du peuple gêneur et en pouvant occuper tranquillement les terres volées à leurs victimes.

« En réalité, le dégoût face à l’abjection semble cohabiter avec le soulagement de voir qu’un “problème” majeur d’Israël est en passe d’être – enfin – réglé, fut-ce de la pire des manières, écrivait Akram Belkaïd le 9 mai. Interrogez un wasp américain à propos du génocide amérindien. Il adoptera une mine contrite, dira toute sa compassion, puis il finira par lâcher que c’est ainsi, que l’histoire est violente, que le passé est le passé, que cela ne fera pas revenir Geronimo, que Kevin Costner a tout de même fait un film émouvant, et la discussion passera alors à autre chose de plus convivial. Parlera-t-on ainsi des Gazaouis en 2048 ? Entendra-t-on ce genre de phrase – “Oui, que voulez-vous, c’est l’histoire, mais savez-vous qu’on trouve de la bonne maqlouba [10] à Tel Aviv ?” [11] » (...)

Le but est de décimer le plus possible le groupe honni avant que le monde ait repris ses esprits. D’où la pornographisation de l’attaque du 7 octobre, l’ajout d’un déluge de détails macabres fabriqués de toute pièce, ajoutés aux exactions réelles, pour s’assurer de décourager toute indignation, toute contestation face à ce que l’armée israélienne a commencé à faire à Gaza dès le 7 octobre. (...)

alors qu’on nous rappelle immanquablement, à la moindre formule jugée un peu trop globalisante, que « pas tous·tes les Israélien·nes », etc., tous·tes les Palestinien·nes sont amalgamé·es aux combattants du Hamas, conformément à la logique raciste empruntée à la société israélienne. Il y a des confrères et consœurs que je considérais comme plutôt sympathiques, relativement proches de moi, et qui, aujourd’hui, me font horreur. Pour moi, iels ont du sang sur les mains.

D’une manière générale, ces vingt et un derniers mois auront été une leçon cuisante. Tant de personnes ont révélé un visage effrayant, alors que je croyais naïvement que nous faisions partie du même monde. (...)

Un pan entier de notre vie publique est devenu un gigantesque appel au sang, une gigantesque démonstration de complicité – ouverte ou hypocrite – avec le pire. Il y a là une progression qui était probablement inéluctable : de prétendu·es « intellectuel·les » que l’on savait réactionnaires, racistes, etc., mais qui bénéficiaient pourtant de toutes les indulgences dans leur milieu, défendent désormais un génocide sur toutes les antennes. (...)

Et quand l’invocation permanente du 7 octobre a commencé à se révéler moins efficace, quand elle n’a plus été en mesure de couvrir l’abomination sans limite de ce qui était infligé à la population gazaouie, l’attaque contre l’Iran a permis de créer un nouveau choc, d’échapper par la fuite en avant au risque de remontrances (on n’ose même pas parler de sanctions) et de renouveler la chape d’impunité entourant le génocide des Palestinien·nes.

Si on veut réellement être fidèle au mot d’ordre « Plus jamais ça », il faut déjouer la « stratégie du choc » et dénoncer un génocide dès qu’il prend forme, au moment où l’intimidation fonctionne à bloc, où la machine de propagande est mobilisée à son maximum. Et si, à l’inverse, durant ces premiers mois, voire ces premières années, on travaille à alimenter la propagande, à renforcer la stratégie du choc, alors on porte une responsabilité que rien ne pourra jamais effacer. (...)

Vouloir rappeler comment on en est arrivé là – à l’attaque du 7 octobre, puis au génocide –, et refuser de dédouaner celles et ceux qui ont permis ce pourrissement de la situation, serait faire preuve d’une mentalité mesquine et policière : c’est ce qui ressort des reproches qui nous sont adressés, à nous, les empêcheur·euses d’admirer Israël en rond. Cette époque demande décidément d’avoir les nerfs solides. (...)

Ces derniers temps, plusieurs Palestinien·nes de la diaspora ont dit leur exaspération de ne se voir donner la parole que si iels étaient flanqué·es d’un·e « Israélien·ne sympathique » ; de n’être jamais vraiment cru·es ni pris·es au sérieux : Muzna Shihabi, ancienne conseillère de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), sous le titre « L’effacement poli des voix palestiniennes » ; la poétesse Carol Sansour (sur Facebook, en anglais) ; l’écrivain Jadd Hilal, sous le titre « Un Palestinien dans les médias français ». (...)

ne pas laisser le mythe sioniste de l’héroïsme israélien et de la nature fondamentalement pure d’Israël se perpétuer encore après cet immense crime. Ne pas continuer à laisser croire à cette quadrature du cercle qu’est un État « juif et démocratique ».

On va le répéter autant qu’il le faudra : soit Israël est un État juif, et alors il est intrinsèquement raciste, voire génocidaire envers la population musulmane et chrétienne présente depuis des siècles sur le territoire qu’il occupe ; soit il est un État démocratique, et alors il ne peut pas être un État exclusivement juif

Interrogé, lors du débat de la primaire démocrate pour l’élection à la mairie de New York, sur le « droit d’Israël à exister », Zohran Mamdani a eu cette réponse exemplaire : « Je crois au droit d’Israël à exister en tant qu’État où tout le monde a des droits égaux. » Il a ajouté : « Je crois que tous les États devraient être des États garantissant l’égalité des droits. » Il est stupéfiant qu’une telle réponse soit jugée scandaleuse.

Elle n’a toutefois pas été jugée scandaleuse par tout le monde, puisque Zohran Mamdani a triomphalement remporté la primaire démocrate. (...)

Voir émerger des personnalités aussi charismatiques que Mamdani, ou que Mahmoud Khalil, le jeune diplômé de Columbia ressorti de sa prison encore plus déterminé qu’il n’y était entré [16] ; ou être témoin du courage magnifique de Rima Hassan, Greta Thunberg et de leurs camarades de la « Flottille de la liberté » [17], comme de celui des marcheur·euses algérien·nes, tunisien·nes et européen·nes qui, en juin, ont bravé la police égyptienne pour tenter d’accéder à Gaza : c’est ce qui sauve du désespoir total quand on fait partie des spectateur·ices impuissant·es de ce génocide. (...)

Face à un monde politique et médiatique massivement acquis au projet colonial israélien et à sa propagande, et en dépit d’une répression implacable, la révolte et la colère s’expriment partout. (...)

Tout cela donne un sentiment étrange, celui d’une polarisation devenue si extrême que les partisan·es d’Israël et les défenseur·euses des Palestinien·nes vivent non seulement dans des récits et des réalités radicalement différentes, mais aussi dans des temporalités différentes. Les second·es ont tiré les leçons des événements des vingt et un derniers mois. Iels ont définitivement ouvert les yeux sur la nature d’Israël, mais aussi des États-Unis ; iels voient à l’œuvre le colonialisme et l’impérialisme à leur paroxysme. Iels sont en train d’ébaucher un nouveau monde – que les électeur·ices new-yorkais·es de Mamdani incarnent parfaitement –, pendant que les premier·ères s’enfoncent dans leurs mensonges, leur suprémacisme, leur haine, leur racisme.

Le drame, évidemment, c’est que ce sont les premier·ères qui sont au pouvoir ; raison pour laquelle le génocide continue. Iels dominent au niveau mondial grâce à Trump ; iels ont conquis ou s’apprêtent à conquérir à peu près tous les pays d’Occident.

Alonso Gurmendi : « Le monde commence à tourner le dos au paradigme colonialiste et orientaliste qui l’a façonné jusqu’à aujourd’hui  » (...)