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Ukraine. Oleksandra Romantsova : « Tant que nous ne serons pas en sécurité, vous n’aurez pas l’âme en paix »
#guerreenUkraine
Article mis en ligne le 18 juillet 2025
dernière modification le 15 juillet 2025

Le Centre pour les libertés civiles documente les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine et se bat pour les droits humains dans toute l’Ukraine. Rencontre avec sa directrice, alors que les attaques russes s’intensifient.

En 2014, la Russie envahit la Crimée et le Donbass. En 2022, le pays de Poutine lance une invasion à grande échelle de l’Ukraine. L’émotion internationale est forte, tous les yeux se tournent vers ce pays voisin de l’Union européenne, frontalier de la Pologne, de la Slovaquie, de la Hongrie et de la Roumanie. Aujourd’hui l’attention internationale faiblit, et le soutien de certains pays – dont les États-Unis – se fait plus incertain. Mais la guerre russe continue en Ukraine. Les frappes de drones et de missiles blessent et tuent toujours, jusque dans la capitale. Dans les territoires occupés par l’armée russe, des personnes sont enlevées et torturées hors des radars.

Oleksandra Romantsova est directrice exécutive du Centre pour les libertés civiles, une ONG ukrainienne créée en 2007 pour promouvoir les droits humains. Depuis le début de la guerre, l’organisation s’attelle à consigner les crimes de guerre, pour s’assurer que justice soit faite. Leur travail a été récompensé par un prix Nobel de la paix en 2022.

Parmi ses nombreux projets en cours, la campagne « People First » porte un appel à libérer les prisonniers – civils, militaires, enfants et prisonniers politiques – et à mettre la vie de ces personnes au cœur des négociations internationales. C’est avec ce prisme qu’Olexandra Romantsova, de passage à Paris, analyse la situation dans son pays et à l’international. (...)

Oleksandra Romantsova : On vit au rythme des alertes et des missiles. C’est une situation vraiment inconfortable, stressante. On est constamment en colère parce qu’on ne dort pas depuis trois ans. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne doit pas continuer notre travail. Le prix Nobel de la paix nous a donné la possibilité d’avoir une voix qui porte plus loin. On a beaucoup à faire. (...)

On travaille non seulement à documenter les crimes de guerre, mais aussi au sein de l’Ukraine, où on pousse à des réformes pour pouvoir rejoindre l’Union européenne. C’est notre objectif principal. Pour cela, nous devons moderniser notre législation et y incorporer les standards européens en termes de droits humains. C’est un travail pour les décennies à venir. Dans les années à venir, nous devrons avoir des discussions proactives sur les unions entre personnes du même genre par exemple. (...)

Désormais, dans l’armée, toutes les strates de la société sont représentées. Et puis, il y a les héros restés à l’arrière, les pompiers par exemple.

Ce sont les premiers à se rendre sur le lieu d’un bombardement, lorsqu’un incendie se déclenche. Or, la Russie frappe souvent une nouvelle fois une vingtaine de minutes après le premier bombardement, justement pour tuer ces sauveteurs. Il y a aussi le personnel médical, qui continue son travail dans n’importe quelles conditions, même si l’électricité est coupée dans l’hôpital. Et puis, il y a ceux qu’on oublie, les personnes qui réparent. On ne pense jamais à ces personnes, celles qui œuvrent pour réparer vos canalisations ou rétablir l’électricité – mais en Ukraine, ce sont des héros. C’est la vie héroïque de tous les jours. (...)

On sait ce qui nous attend si la Russie nous envahit. Nous le voyons depuis des années dans les territoires occupés du Donbass et de la Crimée. Lorsque la Russie arrive, cela signifie que vous n’avez aucun droit, aucune loi, aucun commerce équitable, aucune liberté d’expression... Ce n’est pas ainsi que les Ukrainiens veulent vivre. Nous savons que l’Ukraine sera détruite, que la société ukrainienne, sa démocratie, son État de droit, ses droits de l’homme seront détruits. C’est ce que nous constatons dans la société russe. (...)

notre campagne, « People first » [Les personnes d’abord, ndlr], inclut les prisonniers politiques en Russie et en Biélorussie. Il s’agit de personnes qui tentent de s’opposer à l’agression russe et bélarusse contre l’Ukraine.

Dans le cadre des négociations, les pays discutent de questions militaires, économiques, de sanctions, de tout sauf des personnes. C’est pourquoi nous nous concentrons sur les civils détenus illégalement. Ils enlèvent des Ukrainiens et les emmènent dans les prisons russes où ils les gardent au secret sans aucune accusation. Nous ne savons pas où ils sont, nous ne savons pas dans quel état ils sont, et cela concerne au moins 7000 personnes. Il en va de même pour les prisonniers de guerre, car la Russie ne reconnaît pas qu’ils viennent de la guerre, de sorte qu’ils ne bénéficient pas du statut et de la protection qui y est liée. (...)

Imaginez le pire et le plus criminel des quartiers de votre ville, mais sans aucune règle et où les policiers ne peuvent pas venir. C’est ainsi que les gens vivent dans les territoires occupés. Vous pouvez être un enseignant, un journaliste, un bénévole, un dirigeant d’une communauté locale, ils peuvent vous arrêter et vous torturer. L’occupation est un lieu sans règles.

Parfois, les gens disent « oh mais même ici, à Paris, dans la rue, c’est un endroit sans règles ». C’est faux, il y a beaucoup de règles ici qui sont faites pour assurer votre sécurité – vous savez que la police existe, vous savez que le code de la route existe, vous savez que les gens ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent parce qu’il y a des règles. Il y a un ordre pour les maintenir, et cet ordre s’appelle la démocratie. Je sais que chaque système a un grand nombre de problèmes, mais ils ont le mérite d’exister, et vous pouvez réparer les systèmes, vous pouvez avoir une représentation politique. Là, elle n’existe pas du tout. La seule règle, elle est faite par les armes. (...)

La Russie ne fait jamais exactement ce qu’elle a promis, jamais. Lorsqu’elle nous a dit : « D’accord, nous vous renvoyons 6000 corps de soldats ukrainiens », nous avons analysé ces corps (l’analyse n’est pas encore terminée) et nous avons réalisé que la moitié d’entre eux n’étaient pas des Ukrainiens, mais des Russes. L’un d’entre eux était même d’origine Russe et avait la nationalité australienne, et ils nous l’ont envoyé. La Russie ne dispose pas d’un système de reconnaissance des corps par l’ADN. Ils ont un centre à Rostov-sur-le-Don, mais il est bloqué, c’est comme un embouteillage. Ainsi, lorsque nous demandons les corps, ils ne nous donnent pas seulement des corps ukrainiens. Ils ne se soucient absolument pas de leurs propres citoyens. (...)

s’il existe des exemples montrant que quelque chose est possible – par exemple, que des centaines de milliers de femmes en Afghanistan n’ont aucun droit, qu’elles doivent rester à la maison toute la journée –, cela peut se produire n’importe où.

Je pense que Poutine n’a pu exister que parce que Loukachenko [président du Bélarus depuis 1994] a existé pendant 30 ans en Europe. Et parce que Poutine peut exister, cela signifie que d’autres dictatures peuvent également exister, en disant : « J’ai du gaz ou du pétrole, vous avez besoin de mes ressources, alors je ferai ce que je veux. » (...)

Certains pourraient me dire : « Vous êtes une défenseure des droits de l’homme, pourquoi parlez-vous d’armes ? » Si vous me proposez d’autres moyens de nous défendre et que personne ne meurt pendant que vous en discutez, je serai tout à fait d’accord, apportez-moi cette solution. Nous renoncerons aux armes si on nous donne d’autres possibilités. Mais ces options n’existent pas. Nous avons besoin d’armes pour notre défense. Si nous n’avons pas de missiles, demain, au beau milieu de Kyiv, on sera détruits par des frappes. Et, comme vous le savez, il est très difficile de lutter pour les droits de l’homme quand on est mort. (...)

Rejoindre l’UE, c’est notre vision de l’avenir, c’est ce pour quoi nous nous battons. C’est pourquoi l’une de nos craintes est que, pendant que nous nous battons pour y rentrer, un pays puisse perdre la démocratie à l’intérieur même de l’UE. Parfois, des personnes originaires de pays européens me demandent ce qu’elles peuvent faire pour nous aider. Je leur réponds : d’abord, préservez la démocratie dans votre pays, c’est important pour nous ! (...)

C’est une guerre. Chaque jour, il y a de la souffrance, des vies brisées, des tragédies sociales, mais cela ne veut pas dire que chaque jour quelque chose sera « intéressant » pour vous. Mais vous devez vous rappeler que, tant que nous ne serons pas en sécurité et n’aurons pas la capacité de nous défendre, vous n’aurez pas l’âme en paix.

Il est important de se rappeler que les droits de l’Homme, ce n’est pas seulement rendre un système agréable pour tout le monde. Il s’agit de prévenir la guerre. Les droits de l’Homme nous ont donné la possibilité de résister. En Russie, lorsque les droits de l’Homme ont cessé d’exister, on a commencé à utiliser les gens pour faire la guerre. En ce sens, les droits, cela partie de la prévention de la guerre. (...)

Nous devons trouver un moyen d’arrêter l’agression, d’arrêter l’attaque de la Russie. Lorsque Trump dit « si nous ne donnons pas d’armes à l’Ukraine, la guerre s’arrêtera », ce n’est pas vrai. Cela signifie que la guerre se poursuivra sur l’ensemble du territoire ukrainien. L’occupation n’est jamais synonyme de paix. Ici, en France, vous le savez bien.

Que faudra-t-il reconstruire dans la société ukrainienne ?

Pour ma part, je pense que nous devons d’abord nous préoccuper de la réintégration, de la resocialisation et de la réadaptation de nos enfants. Pensez-y : l’Ukraine comptait six millions d’enfants avant 2022. Un tiers d’entre eux vit aujourd’hui en dehors du pays, un peu partout dans le monde. Ces enfants sont traumatisés, ils sont encore confrontés à des informations traumatisantes, même s’ils commencent à devenir des citoyens français, par exemple.

Cela signifie que nous avons de futurs jeunes adultes qui subissent de tels traumatismes, et que nous devons nous en occuper. Quand le conflit se termine, vous pouvez dire « oubliez ça, allez voir un thérapeute, et c’est tout ». Mais cela ne fonctionne pas comme ça. Tous ces enfants, même en dehors de l’Ukraine, sont traumatisés et continueront de l’être. Sérieusement, nous, adultes n’avons pas dormi depuis trois ans. Nous sommes agressifs et stressés, et nous avons des raisons de l’être. Imaginez donc ce que les enfants ont ressenti.

Ce dont nous avons vraiment besoin, c’est d’un système de prise en charge des enfants. (...)

Sinon, les jeunes choisiront d’être agressifs et participeront à la prochaine vague d’agression. C’est pour cela que, selon moi, c’est une priorité.