
Le 1er décembre 1944, dans le camp militaire de Thiaroye, près de Dakar, l’armée française ouvre le feu sur des tirailleurs sénégalais qui réclament le versement de leurs soldes. Longtemps tu dans l’Hexagone, le massacre a été reconnu par l’État français. Mais quantité de parts d’ombre demeurent à l’approche de son 80ᵉ anniversaire.
En juillet 2024, l’Office national des combattants et des victimes de guerre reconnaissait officiellement six tirailleurs sénégalais comme « morts pour la France »…, quatre-vingts ans après leur décès au cours d’une tuerie perpétrée par l’armée française contre ses propres troupes, le 1er décembre 1944 au camp militaire de Thiaroye, près de Dakar. Cette reconnaissance, partielle et tardive, intervient après plus de trois quarts de siècle de bataille mémorielle entre les autorités militaires françaises et les familles et militants politiques ouest-africains. Le conflit porte autour de la qualification de l’événement. Pour les autorités militaires françaises, il s’agit de la répression d’une rébellion armée ; pour les défenseurs des victimes, d’un massacre colonial perpétré contre d’anciens prisonniers de guerre réclamant le versement de leurs soldes.
Depuis une vingtaine d’années, deux historiens français – Armelle Mabon et Martin Mourre – travaillent sur cet événement. Auteur d’une thèse sur Thiaroye et chercheur associé à l’Institut des mondes africains1, Martin Mourre revient sur ce « déchaînement de violence à l’encontre de ses propres troupes comme on en a peu vu dans l’histoire coloniale, voire dans l’Histoire tout court ». (...)
une archive de la Croix-Rouge française exhumée par Armelle Mabon, maîtresse de conférences retraitée à l’université de Bretagne Sud, signale que 315 tirailleurs refusent, le 4 novembre à Morlaix, d’embarquer à bord du Circassia, le navire anglais chargé de les ramener à Dakar, parce qu’ils n’ont pas reçu le quart du solde qui leur était dû. Livrés à eux-mêmes, logés dans des familles ou couchant dehors, ils restent dans la sous-préfecture du Finistère jusqu’au 11 novembre. Ce jour-là, une violente opération de gendarmerie les déloge et les enferme au camp militaire de Trévé, dans les Côtes-d’Armor, puis à Guingamp, jusqu’en janvier 1945. Armelle Mabon pointe leur amertume d’anciens prisonniers de guerre « de nouveau soumis à un régime disciplinaire assez strict, sous la surveillance de gendarmes et de forces françaises de l’intérieur (FFI) ». (...)
Cette désobéissance s’explique, pour Martin Mourre, par le fait que « ces sommes d’argent conséquentes auraient pu changer le cours de la vie de ces hommes à leur retour au village ». Au demeurant, elle étonne « les officiers français, très surpris que des tirailleurs sénégalais osent réclamer des droits, estime Armelle Mabon, sans compter le préjugé raciste selon lequel les Africains ne savaient pas se servir de l’argent ». (...)
Le 1er décembre au matin, l’armée française tire à l’arme automatique sur la masse des tirailleurs de Thiaroye. Sitôt la fusillade achevée, les troupes arrêtent 48 tirailleurs qu’elles identifient comme des meneurs – parmi lesquels des gradés, comme Antoine Abibou, fin lettré évadé d’un Fronstalag et engagé dans la Résistance en métropole – en raison de la véhémence de leurs protestations les jours précédents. Sur les 48, 34 sont finalement jugés et condamnés en mars 1945 à diverses peines de prison, allant d’un à dix ans, et à la dégradation militaire – c’est le cas d’Antoine Abibou. En 1946 puis 1947, ces condamnés bénéficient d’une loi d’amnistie – et non d’une grâce. Or, pour Armelle Mabon, avec l’amnistie « se construit l’oubli qui entérine le récit de la rébellion armée » et laisse, de fait, les condamnés coupables d’un crime qu’ils n’ont pas commis. (...)
De fait, pendant plus d’un demi-siècle, les historiens ne pouvaient s’appuyer que sur les rapports militaires écrits après les événements du 1er décembre et justifiant ces derniers. Or, d’autres sources, dont les procès-verbaux des 34 tirailleurs arrêtés puis les témoignages des survivants recueillis par leurs enfants, mais aussi les archives du Circassia, font apparaître des contradictions entre les différents récits des autorités coloniales et amènent à critiquer la sous-évaluation des victimes du massacre. (...)
Depuis les coups d’État au Burkina Faso, au Mali et au Niger entre 2020 et 2023 et l’élection présidentielle sénégalaise en 2024, la France est perçue comme hostile dans une bonne partie de l’ex-AOF. Dans ce contexte, « les nouvelles autorités régionales tablent sur la souveraineté mémorielle et une volonté panafricaine de s’emparer de cette mémoire », analyse Martin Mourre. Ainsi du président burkinabé Ibrahim Traoré qui, lors du second sommet Russie/Afrique en 2023, dresse un parallèle entre les soldats soviétiques, à ses yeux les grands oubliés de la libération de l’Europe, et les tirailleurs sénégalais, dont ceux tués à Thiaroye. Une chose est sûre : 80 ans après les faits, les événements du 1er décembre 1944 continuent de s’écrire au présent. ♦