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On attendait cette semaine une décision sur le fond dans le dossier de l’autorisation environnementale de l’autoroute A69. Mais suite à la présentation par l’État d’une note de dernière minute promettant une baisse du prix du péage, le tribunal administratif de Toulouse a finalement rouvert l’instruction et repoussé sa décision de plusieurs mois. Pendant ce temps les travaux peuvent se poursuivre, malgré le rapport favorable à l’annulation du projet qui avait été rendu par une magistrate de ce même tribunal il y a deux semaines. Comment expliquer ce soudain revirement ?
Samuel Delalande – Pour de grandes décisions comme celle-là, il arrive qu’un tribunal administratif prenne deux mois au lieu de quinze jours avant de rendre son jugement. On est sur des sujets sensibles en matière d’environnement et d’aménagement. Cela m’est déjà arrivé sur certains contentieux : le tribunal annonce qu’il rendra sa décision dans quinze jours, puis finalement on se retrouve avec un délibéré prolongé qui peut durer plusieurs mois. C’est donc un phénomène assez classique. Sur la réouverture de l’instruction, c’est plus rare, mais c’est quand même quelque chose qui est déjà arrivé à France Nature Environnement par exemple. On a une audience, tout se passe bien, on a des conclusions favorables. Et puis arrive un nouvel élément, le tribunal rouvre l’instruction, le temps s’étire et il arrive que les requérants finissent par se faire rejeter des mois plus tard. Mais ce qui est intéressant dans ces cas-là — et c’est particulièrement vrai pour l’A69 — c’est que cela démontre qu’on est arrivé au stade ultime du rapport de force, qu’ils n’ont pas le droit pour eux et qu’ils essaient pourtant de retarder l’inéluctable. (...)
Sans connaître plus avant le dossier, je ne vois pas en quoi des éléments sur le prix du péage seraient susceptibles de changer l’examen des critères de la raison impérative d’intérêt public majeur dans son ensemble. Cette raison se juge sous l’angle de la destruction des espèces protégées et des habitats de ces espèces. L’argument du prix du péage me paraît de prime abord très éloigné de ce que l’on devrait examiner. (...)
La mise en avant de cet élément traduit surtout la faiblesse du dossier : ainsi, une raison impérative d’intérêt public majeur dépendrait du prix du péage ? Donc, pour être tout à fait franc, ça ressemble à une ultime pirouette de la part de la préfecture, et donc de l’État, pour mettre le tribunal administratif sous pression. Sur des projets de cette envergure, les tribunaux administratifs sont très, très surveillés.
Pour quelles raisons ?
Samuel Delalande – Sur certains contentieux, par exemple sur les contentieux bassines, on s’attaque à une multitude de projets. Il y a quelques années, la LPO avait décompté 93 projets de bassines dans l’ancienne région Poitou-Charentes1. Des projets répartis sur plusieurs territoires et donc sur plusieurs arrêtés préfectoraux. Donc, sur cette multitude de projets, il y en a qui passent, il y en a qui ne passent pas, parfois ils sont annulés partiellement, parfois il y a des réécritures, parfois des constructions illégales sont régularisées et d’autres fois elles ne le sont pas. Du coup, cela crée quelque chose de plus difficile à lire pour l’ensemble des acteurs. (...)
dans le cas de l’A69, le risque d’une annulation pure et sèche est fort. Forcément, les enjeux sont élevés et les tribunaux sont sous pression politique. (...)
En fait, il y a au moins deux dysfonctionnements majeurs dans ce dossier. D’abord, un défaut d’indépendance de la justice administrative vis-à-vis de l’État (...)
Et puis, il y a le fait que le référé suspension a été rejeté le 1ᵉʳ août 2023, le tribunal considérant alors qu’il n’y avait pas de doute sérieux sur la légalité de l’arrêté, en particulier pour la question de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM). Or, au vu des arguments soulevés par la rapporteure lors de la dernière audience, ce doute semble bien fondé. Ce que le tribunal aurait dû faire à ce moment-là, c’est suspendre l’arrêté et donc les travaux. Une suspension, c’était le meilleur moyen d’être en mesure de juger plus sereinement ensuite sur le fond dans un contexte plus apaisé, laissant une place au temps de la justice. (...)
Quand vous êtes avocat dans ce type de situation, il faut commencer par écrire. Il faut écrire aux présidents des juridictions, il faut écrire au Conseil d’État. Et puis il faut être assez inventif. Qu’est ce qui empêche de réintroduire un référé-suspension aujourd’hui ? Il est possible qu’il se fasse rejeter comme il a été rejeté en août 20233, mais là les conclusions favorables de la rapporteure publique constitue un élément nouveau. (...)
Pour l’instant, les travaux n’ont jamais été suspendus, arrêtés temporairement ou alors seulement à la marge, comme dans le cas de l’abattage des arbres de la Crémade. Mais dans l’ensemble, le concessionnaire a pu poursuivre les travaux. Imaginons que nous sommes au tribunal administratif de Toulouse dans quelques mois. Le tribunal nous dit : « Bonjour, cet arrêté est illégal, on l’annule. » Bon oui, d’accord, super. Mais avec la possibilité d’un appel, de cassation, la potentielle suspension du premier jugement, les travaux risquent d’être terminés. Et on se retrouve dans une situation où des aménagements illégaux sont ouverts à la circulation.
Qu’est-ce qui se passerait dans ce cas-là ?
Samuel Delalande – Il y a une règle du Conseil d’État, qui est celle de l’intangibilité des ouvrages publics, et selon laquelle « l’ouvrage public mal planté ne se démolit pas ». Un ouvrage public, c’est un ouvrage qui a été commandé et signé par une personne publique dans un but d’intérêt public, ce qui est le cas, notamment quand on a une déclaration d’utilité publique. Ça, c’est le principe. Après, il y a tout de même une pondération de ce principe (...)
Le juge va notamment examiner si la destruction constituerait une atteinte excessive à l’intérêt général au moment de se prononcer4. Or, ce dernier processus va retirer toute efficacité tant aux règles de droit de l’environnement et aux jugements passés, mais également dénier l’état du droit. (...)
Le droit de l’environnement reste donc un outil pertinent pour les luttes. Si on se retrouve à l’avenir dans un contexte vraiment défavorable, avec un détricotage complet du droit de l’environnement… Eh bien, il sera temps de se dire qu’on a fait le tour de l’outil juridique ! Pour le moment, même s’il y a une tendance générale défavorable au droit de l’environnement, elle n’est pas achevée. Les règles sont encore en vigueur et on peut s’en servir, notamment pour lutter contre des projets de moindre ampleur. En revanche, c’est vrai que sur des projets de très grande ampleur, portés et défendus par l’État, on a des marges de manœuvre nettement plus limitées. C’est malheureusement le cas pour l’A69 et c’est une constante historique avec laquelle nos luttes doivent composer.