
Le 18 juin, un village autochtone a été démantelé par la police et les gardes forestiers de la réserve de Nargarahole, dans le sud-ouest de l’Inde. Motif : la présence du peuple Jenu Kuruba nuirait aux tigres, un animal pourtant vénéré par ce peuple. Plusieurs familles s’étaient réinstallées en mai sur la terre dont leurs ancêtres avaient été chassés.
"Comment peut-on nous qualifier de nuisances pour la vie sauvage, alors que nous en prenons soin depuis des millénaires, que nous considérons même qu’elle fait partie de nous ?" Voilà comment notre Observateur Shivu, leader des jeunesses Jenu Kuruba, un peuple autochtone d’Inde, résume à notre rédaction le paradoxe au cœur du conflit qui oppose son village à l’administration de la réserve de tigres de Nargarahole, dans l’État de Karnataka, dans le sud-ouest de l’Inde. (...)
six grands abris dans lesquels vivaient des femmes et des enfants ont été détruits. (...)
Les villageois sont accusés de s’être installés illégalement dans la réserve naturelle. Mais pour Shivu, c’est tout l’inverse : les Jenu Kuruba n’auraient jamais dû être expulsés du parc dans les années 1980, lorsque le village de ses ancêtres a été déplacé pour développer le sanctuaire de tigres du Bengale de Nargarahole. À l’époque, rien ne protège les droits de son peuple, qui, comme beaucoup d’autochtones en Inde (aussi appelés "Adivasis"), doit quitter ses terres sans avoir donné son consentement.
Les Adivasis représentent 8,6 % de la population indienne, mais 40 % des déplacements forcés. Depuis 1947, plus de 20 millions d’Adivasis ont été déplacés pour des projets de développement, comme l’installation d’exploitations minières, la construction de routes, d’ouvrages d’irrigation, mais aussi la création de parcs naturels.
En 2006, un "Forest right act" est promulgué par le gouvernement dans l’objectif de réparer cette injustice historique, en donnant des droits aux minorités autochtones, à commencer par la nécessité d’obtenir leur consentement en cas de projet sur leurs terres. L’année suivante,la déclaration des Nations unies sur le droit des peuples autochtones vient renforcer ces droits dans le droit international.
C’est au nom de ces bases juridiques ,dont la mise en œuvre reste précaire, que Shivu et près de 50 familles Jenu Kurubas ont décidé de revenir s’installer sur les terres de leur village d’origine, Karadikallu Atturu Koli, en mai dernier. D’abord en intentant une procédure avec le département des Forêts, puis, face à l’absence de réponse, en s’y installant après en avoir notifié le gouvernement.
"Nous vivrons sur cette terre ou nous mourrons sur cette terre"
Mais depuis leur retour, la situation est tendue entre le village et les autorités du parc, qui veulent les expulser. Peu après leur réinstallation, une lettre signée par 70 associations locales adressée au département des Forêts dénonce la présence de "120 troupes paramilitaires du département des Forêts, de la police de l’État et de la force spéciale de protection des tigres, déployées pour intimider les membres du village Jenu Kuruba".
Le 18 juin 2025, après un avertissement du département des Forêts demandant aux villageois de partir et face à leur refus d’obtempérer, les forces de l’ordre s’en sont pris à leurs abris. (...)
Les familles et les enfants craignent qu’ils reviennent détruire le reste et nous expulser de force, mais nous avons aussi décidé que quoi qu’il advienne, nous vivrons sur cette terre, ou nous mourrons sur cette terre." (...)
Les Jenu Kuruba se heurtent continuellement au même argument des autorités forestières : la présence humaine nuirait à la faune et la flore. La réserve de Nargarahole attire pourtant beaucoup de touristes.
Sophie Grig est responsable de l’Asie au sein de l’ONG Survival International, qui défend le droit des autochtones. Pour elle, ce qui se passe à Nargarahole s’apparente à du "colonialisme vert", un terme théorisé pour qualifier une vision de la conservation lors de la colonisation en Afrique :
"C’est un modèle colonial de ce qu’on appelle la "conservation forteresses", qui soutient, en quelques mots, qu’il faut protéger ces zones de tout humain pour les animaux et la faune, et donc expulser les peuples autochtones qui y vivent déjà.
Avec, derrière, la mentalité que des experts venus de l’extérieur savent mieux que des gens considérés comme "arriérés et primitifs" à qui on ne peut pas confier la forêt. Mais en parallèle, on accueille les touristes en grand nombre… Il s’agit donc plus de faire de l’argent avec le tourisme que de protéger la forêt et la faune.
Et comme les touristes ont été programmés pour s’attendre à ce que ces endroits soient vides d’habitants et d’activités, ils se plaignent s’ils voient une vache, une chèvre ou un village. C’est la même chose en Afrique."
En Inde, plus de 600 000 personnes qui habitaient dans des forêts ont été déplacées de leurs foyers pour y installer des réserves naturelles ou de parcs nationaux. Ces expulsions, qui ont commencé avec la politique nationale de conservation du tigre en 1973, continuent encore aujourd’hui. Un rapport de 2024 comptabilise plus de 550 000 personnes identifiées comme devant être expulsées des 55 réserves du pays par les autorités chargées de la conservation du tigre en 2021.
Contactés, la réserve de tigre de Nargarahole et le département de la forêt indien n’ont pour l’instant pas donné suite à nos sollicitations. Sur son site internet, la réserve met néanmoins en avant la réhabilitation de 45 sites autochtones.
Selon Survival International, le comité gouvernemental chargé de trancher sur la reconnaissance des droits forestiers a rejeté la demande de réinstallation du village de Shivu le 22 mai, mais les Jenu Kuruba ont 60 jours pour faire appel. (...)