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Sociogenèse d’un crime d’état
#memoire #guerredAlgerie #racisme #colonialisme
Article mis en ligne le 20 octobre 2024

À l’occasion de l’anniversaire du crime d’octobre 1961, nous publions un texte extrait du livre d’Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens (1944-1962) et appelons chacun-e à se rendre sur le Pont Saint-Michel à partir de 18h, afin de rendre hommage à la mémoire de tous les Algérien-ne-s victimes des violences racistes et colonialistes de l’État français.

Dans ce livre, l’historien Emmanuel Blanchard présente les résultats d’une longue enquête sur la police parisienne. Il montre comment, de 1947 à 1958, la préfecture de police constitue, de façon non encore publique, des unités ciblant spécifiquement les Algériens. Alors que la guerre d’indépendance algérienne s’étend à la métropole en 1957 et 1958, les forces de police s’engagent dans une politique « d’élimination des indésirables ». À l’automne 1961, le préfet Maurice Papon obtient du gouvernement un véritable « chèque en blanc » pour démanteler le FLN et mener une bataille qui débouchera sur le massacre du 17 octobre. Cette enquête socio-historique est précieuse en ce qu’elle permet de réinscrire ce déchaînement de violence exceptionnel dans des généalogies plus longues, et de mettre en évidence non seulement le rôle du préfet Maurice Papon mais aussi la responsabilité accablante de Michel Debré et du Général de Gaulle – invalidant ainsi la thèse commode d’un gouvernement dépassé, ou celle d’une simple « crise » au sein de la police. (...)

En octobre 1961, toutes les conditions de possibilité d’une violence extrême étaient réunies. L’histoire longue des pratiques de police vis-à-vis d’une population racialisée et soumise à une emprise spécifique des forces de l’ordre ; l’état de quasi-belligérance entre une organisation armée et des policiers voulant venger leurs morts ; la désobéissance organisée à un « couvre-feu » qui, sans fondement légal, était le symbole d’une forme de souveraineté policière ; l’atteinte symbolique à la souveraineté nationale défiée par la parade d’une « organisation terroriste » avec laquelle il n’était possible de négocier qu’à condition qu’elle soit défaite ; le format du dispositif de maintien de l’ordre ; la tolérance hiérarchique et politique vis-à-vis de violences quotidiennes et de pratiques extra-légales considérées comme nécessaires ou pour le moins inévitables, sont au nombre des logiques qui permettent d’appréhender ce massacre inscrit dans la situation coloniale. (...)

Pour que les rafles au faciès dégénèrent en quasi-« pogrom [3] », il a fallu que se mêlent, de façon en apparence paradoxale, les encouragements de la hiérarchie et l’insubordination d’agents subalternes que leurs encadrants laissèrent souvent seuls pour ne pas avoir à les sanctionner. Ces brisures dans la chaîne hiérarchique et cette forme de démission temporaire des autorités policières, qui savaient pouvoir compter sur leurs agents pour que le seul objectif qui valait à leurs yeux – arrêter le maximum d’Algériens afin que force reste à la « loi » – soit atteint, donnèrent la possibilité à chacun des policiers d’utiliser toute la gamme des moyens en sa possession pour gagner la bataille engagée contre le FLN. (...)

Le « manifeste des policiers républicains [6] » qui dénonçait une « situation de pogrom permanent », l’état de choc de certains délégués du SGP face aux exactions commises par des collègues appartenant parfois au même syndicat démontrent d’ailleurs l’absence d’homogénéité des comportements et des sentiments face au rôle joué par les différentes unités de la police parisienne. Au-delà du seul moment « octobre 1961 », des témoignages indiquent que, même dans les moments et les quartiers les plus durement touchés par l’état de guerre, il y eut des policiers qui se démarquèrent anonymement de leurs collègues et firent connaître leur solidarité avec les Algériens. Une militante du FLN interviewée par Danièle Amrane-Minne évoque des « policiers gentils » et plus particulièrement le cas d’un brigadier du poste de la rue Fleury (18e arr.) qui renseignait les cadres locaux du FLN en affirmant : « C’est normal vous êtes des résistants, moi aussi j’ai fait de la résistance [7] ».

Il s’agissait cependant de cas singuliers et il semble que le mot d’ordre du FLN de braver collectivement le couvre-feu fut avant tout ressenti comme une occasion de régler des comptes, de pouvoir enfin sanctionner collectivement une population dont la présence et la résistance n’avaient cessé de poser « problème », bien avant que les nationalistes algériens ne prennent les policiers pour cibles [8]. Cela explique que le commandement n’eut pas à motiver les troupes, à tel point que pour nombre de policiers il apparaissait a posteriori qu’ils étaient en état de quasi-désobéissance. (...)

Il ne faudrait pas pour autant en conclure que ce massacre fut le fait d’une base soudée par la violence contre une hiérarchie accusée de ne pas assez la protéger ou de la brider dans ses pratiques de « maintien de l’ordre [12] ». Ce n’était d’ailleurs pas l’interprétation des dirigeants du SGP et pas simplement en raison d’une logique corporatiste qui aurait consisté à tenter de dédouaner les responsabilités des personnels subalternes qu’ils représentaient.

Depuis des mois, le principal syndicat des gardiens n’avait eu de cesse de dénoncer la vacance d’une hiérarchie qui ne faisait pas son travail d’encadrement, d’explication et de recommandation. Il avait aussi alerté la direction de la police municipale sur l’état d’esprit des gardiens et même obtenu que le préfet Papon fasse une tournée des services. Rouve et ses adjoints avaient en effet parfaitement compris que ces silences étaient une manière de conforter les éléments les plus engagés dans le combat activiste et prêts à outrepasser leur mandat habituel. Les sympathies pro-OAS de certains directeurs de la police parisienne étaient d’ailleurs bien connues et ne pouvaient que conforter ces analyses [13]. (...)

Dans les années suivantes, ni Michel Debré ni le général de Gaulle ne tarirent d’éloges sur Maurice Papon et ils ne lui reprochèrent d’aucune façon les dispositions mises en oeuvre le 17 octobre 1961. L’affaiblissement de la Fédération de France induit par les internements et les expulsions massives en Algérie furent même portés au crédit du préfet de police qui contribua ainsi à montrer que même si l’État français négociait avec le FLN, il le faisait en position de force et sans y être contraint par les « attentats » perpétrés par les indépendantistes.

Cette reconnaissance de l’action de la police incarnée dans la manière dont l’ensemble des acteurs du massacre d’octobre 1961 furent couverts au plus haut niveau est un des éléments qui explique qu’on ne puisse pas parler de « crise policière » (...)

Si le chef de l’État et le gouvernement étaient bien dépendants de la police, c’est en pleine connaissance de cause qu’ils lui avaient accordé un chèque en blanc que Maurice Papon honora sans qu’ils eurent à s’en plaindre.