
La rupture diplomatique entre la Belgique et le Rwanda fait remonter de vieilles rancœurs historiques. Parmi celles-ci, le fait que le colonisateur belge aurait sciemment voulu couper Kigali d’une partie de son territoire, située dans le Nord-Kivu. De récents travaux tendent à prouver que cette accusation est tout à fait fondée.
« Go to hell ! » (« Allez au diable ! ») : le discours prononcé en avril par le président Paul Kagame à la veille des commémorations du génocide de 1994 au Rwanda a marqué les esprits. Le Rwanda reproche à la Belgique d’avoir incité les États membres de l’Union européenne à décréter des sanctions à son encontre (prises à l’unanimité le 17 mars). Ces accusations ont entraîné la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays.
À tel point que lorsque le ministre belge des Affaires étrangères, Maxime Prévot, s’est rendu en Afrique centrale durant le week-end du 1er mai (Ouganda, Burundi, RD Congo), il a soigneusement contourné un pays où il n’avait d’ailleurs pas été invité. Surtout, le passé est remonté à la surface : le colonisateur belge est accusé d’avoir voulu réduire le Rwanda à n’être qu’un « petit pays », à l’image de la Belgique, s’efforçant aussi de diviser une population naguère unie. Cette affirmation se base-t-elle sur des faits historiques ?
Il faut rappeler, en effet, que les citoyens de la Belgique, un petit pays industrieux qui n’a déclaré son indépendance qu’en 1830, ont dû s’incliner devant l’ambition de Léopold II, leur deuxième roi. Ce dernier, incompris de ses compatriotes, partageait le rêve des milieux dirigeants de l’époque et répétait comme une antienne « il faut que la Belgique elle aussi ait une colonie ». Cette ambition le conduit, après avoir rêvé des Philippines et de l’Indonésie, à soutenir le projet de l’explorateur Stanley, qui avait échoué à convaincre la couronne d’Angleterre de financer son expédition en Afrique centrale.
Léopold II, « sa » colonie et le partage des Grands Lacs (...)
C’est à l’issue de la conférence de Berlin (1884-1885) que le roi des Belges fait établir une carte précisant les frontières de « sa » colonie, une propriété privée qui allait devenir l’État indépendant du Congo (EIC). Le document est immédiatement contesté : les Britanniques estiment avoir été lésés lors du tracé de la frontière du Katanga, où un morceau du territoire zambien d’aujourd’hui, riche en gisements de cuivre, a été incorporé dans l’EIC. En outre, au nord-est de la future colonie, une partie du territoire est revendiquée par deux autres puissances coloniales : la Grande-Bretagne, qui a l’ambition de relier Le Caire au Cap, et l’Allemagne, qui a envoyé le comte Von Götzen explorer la région des Grands Lacs et prendre contact avec le Mwami (le roi) du Rwanda.
Par la suite, l’Afrique orientale allemande s’est étendue sur les territoires du Burundi, d’une partie de la Tanzanie et du Rwanda, des régions jusque-là réputées hostiles aux Européens. Il a fallu attendre 1910 pour que des conventions soient signées entre les États rivaux, la Belgique acceptant de céder une partie de l’Ouganda d’alors aux Britanniques en échange du territoire katangais, dont elle connaissait déjà les richesses, tandis qu’un accord était conclu avec l’Allemagne à propos du Rwanda. (...)
L’historien congolais Tshibangu Kalala (auteur de La République du Congo et ses 11 frontières internationales, éditions Bruylant, 2023) rappelle que le roi Léopold aurait souhaité que la frontière traverse le royaume du Rwanda, ce qui aurait coupé le pays actuel en deux. Mais le souverain se heurte au gouvernement belge de l’époque. Ce dernier se rallie à la thèse allemande, fondée sur le respect de l’unité politique et de l’intégrité territoriale du royaume, qui soutenait l’idée d’une frontière naturelle facile à défendre. (...)
: il apparaît que des populations d’origine rwandaise, Tutsis et Hutus, vivaient déjà au Congo à l’époque coloniale et qu’ils y pratiquaient leurs activités respectives, l’élevage et l’agriculture. On sait par ailleurs que dans l’est du Congo, comme au Rwanda et au Burundi, l’autorité belge de l’époque avait creusé la division entre les Tutsis et les Hutus. Dans un premier temps, le pouvoir colonial s’est appuyé sur une élite tutsie convertie au catholicisme à la suite du Mwami, avant de l’abandonner à la veille de l’indépendance (en 1962) au bénéfice des Hutus, présentés comme plus dociles et surtout majoritaires en nombre.
Un autre témoignage, longtemps demeuré sous le boisseau et reconstitué par André Possot, un universitaire belge, rappelle également la politique de l’époque. Le document, sous forme de notes et d’observations détaillées, émane de Jean Derscheid, un biologiste né en 1901, descendant d’une famille de notables bruxellois (...)
Noircissant des dizaines de carnets de notes, Derscheid n’était pas seulement un spécialiste des ressources naturelles : il s’était intéressé aux citoyens rwandophones, avait suivi de près les démêlés qui mettaient aux prises le colonisateur belge et le Mwami Musinga, et, dans ses notes, le scientifique révèle que le roi du Rwanda avait fini par être écarté car il était suspecté de collusion avec les Allemands, tout simplement parce que ces derniers respectaient davantage son autorité. Dans la biographie consacrée à Derscheid, André Possot explique que le biologiste belge, observateur averti et lucide, était souvent en contradiction avec le vicaire apostolique Mgr Classe. Ce dernier, considéré comme une référence par l’autorité coloniale, mettait l’accent sur la division entre Hutus et Tutsis et a longtemps imposé cette vision antagoniste.