
Ce texte donne la parole à Dina, jeune femme syrienne originaire de la ville d’Idleb, ville moyenne du nord de la Syrie, à 66 km d’Alep, alternativement contrôlée par le régime et les forces d’opposition, avant de passer sous le contrôle du « Front de la victoire » (Jabhat al-Nosra), groupe de combattants jihadistes qui représente l’une des composantes islamistes de l’opposition armée en Syrie. L’entretien est le résultat d’une série de rencontres et de discussions qui se sont déroulées entre la libération d’Idleb mars 2015 et novembre 2017.
Il y a huit mois, Dina a été forcée de quitter sa ville lorsqu’al-Nosra a découvert qu’elle donnait des formations à des femmes et des enfants sur leurs droits politiques et civiques. Elle vit désormais en exil à la frontière turco-syrienne et attend avec impatience la chute d’al-Nosra pour pouvoir rentrer chez elle. (...)
Quand je rencontre Dina en Turquie en 2015, elle habite encore dans le nord de la Syrie, dans la ville d’Idleb où elle vit avec ses parents et enseigne les mathématiques à l’université. Elle se rend régulièrement en Turquie où elle passe en moyenne deux semaines tous les deux mois afin de coordonner son travail avec l’organisation pour laquelle elle donne des formations sur les droits de l’homme et en éducation politique et civique à des groupes de femmes dans la région d’Idleb. « C’est comme d’être schizophrène de devoir naviguer entre la Turquie et la Syrie ! On s’habitue rapidement aux conditions dans lesquelles on vit puis on doit soudainement en changer » dit-elle, tout en expliquant qu’à Idleb elle doit désormais porter une abaya, ce long vêtement noir couvrant qui se porte au-dessus des habits, et être complètement voilée en noir, alors qu’en Turquie elle peut s’habiller comme elle le veut.
Elle n’aime pas passer trop de temps en Turquie, bien que cela lui permette de souffler, car vivre à Idleb n’est pas de tout repos. Elle n’arrive pas à apprécier la vie en Turquie : faire du shopping, sortir ou aller au restaurant lui procurent moins de plaisir que de culpabilité. Elle souligne avec humour que même si elle faisait les magasins en Turquie, elle ne pourrait porter à Idleb aucun des habits qu’elle achèterait : « On ne peut pas se maquiller, mettre du vernis à ongles, ni s’habiller comme bon nous semble. » Elle dresse une liste des différences principales : « Ici on peut prendre une douche chaude tous les jours, on n’a pas à se préoccuper des coupures d’électricité ou de charger son téléphone avant la coupure. Et puis on est bien chauffés ! La dernière fois que je suis venue, c’était encore l’hiver. Ma mère m’a recommandé de prendre plein d’habits chauds. Chez nous, à Idleb, nous n’avons de chauffage que dans une pièce, alors on a très froid dès qu’on en sort. Mais la chambre d’hôtel que l’on m’avait réservée était tellement surchauffée que j’ai dû garder les fenêtres ouvertes ! »
La plus grande différence entre la vie en Syrie et en Turquie est l’absence d’avions ou d’hélicoptères signalant un bombardement imminent. (...)
’Quand la révolution a débuté en Tunisie, je me demandais quand cela allait arriver chez nous. Puis les premières manifestations ont commencé en Syrie : je les avais attendues avec impatience ! Au moment des premières manifestations à Deraa et plus tard à Homs, il ne se passait encore rien à Idleb, mais je guettais les premiers signes du soulèvement dans ma ville (...)
J’étais dans la rue dès la première manifestation à Idleb ! Et j’ai commencé à travailler avec le comité de coordination locale [2] peu après : on préparait les manifestations, on confectionnait des drapeaux, on préparait des banderoles et on participait ensemble aux rassemblements. La coordination locale n’était qu’un petit groupe. On rassemblait aussi des fonds qui servaient à l’organisation des manifestations, pour les révolutionnaires, pour les familles de détenus… On ne demandait de l’aide qu’aux personnes que l’on connaissait et à qui l’on faisait confiance. Les jours de manifestation, on essayait de rassembler le plus de gens possibles. On leur disait où le rassemblement aurait lieu. J’écrivais aussi des chants qui étaient ensuite repris dans les manifestations.
Rêves de liberté et conviction révolutionnaire
Avant même le début de la révolution, je rêvais que l’on en finisse avec ce régime, que l’on puisse vivre dans un pays où l’on soit vraiment libres, où l’on puisse s’exprimer librement et où l’on ait des droits et une vie digne. Un pays où il n’y aurait plus d’oppression. (...)
Durant toutes les années de la révolution, c’est toujours resté ma conviction : le plus important est que la Syrie inclue toutes les parties qui la composent.
Sur le plan personnel, la révolution a, en quelque sorte, tu tous mes rêves. J’ai commencé mon master de mathématiques en 2011, mais je n’ai pas pu le terminer. J’étudiais alors à Latakieh qui était complètement contrôlée par le régime. (...)
Plus personne n’avait de rêves personnels, on ne pensait qu’aux moyens de faire triompher la révolution pour que le peuple ait enfin les droits qu’il mérite. On réfléchissait à comment apporter justice aux martyrs et libérer tous les détenus. C’était ça nos rêves.
Après avoir quitté l’université, je suis rentrée dans ma ville natale et j’ai commencé à enseigner les mathématiques à l’université d’Idleb, où l’on ne peut faire qu’une licence. Je poursuivais aussi mon engagement révolutionnaire et j’ai commencé à apporter de l’aide humanitaire aux Syrien.ne.s déplacé.e.s par les combats dans la ville et la région d’Idleb. Or, il était très dangereux de venir en aide à ces personnes parce que le régime considérait cette aide comme un crime. (...)
Il était aussi très important que je participe à la révolution en tant que femme, parce que le régime s’est toujours proclamé le défenseur des femmes et le garant de leur émancipation : simple propagande, bien sûr. Il était donc crucial que je participe à la révolution pour prouver que j’avais mon mot à dire, que ma voix comptait. Si je n’avais pas participé dès les premiers jours, affirmé ma présence et imposé mon avis, comment aurais-je pu l’imposer par la suite ?
Et bien que j’aie participé à la révolution dès ses débuts, ma voix a ensuite été confisquée et, comme beaucoup d’autres femmes, j’ai perdu ce pouvoir de me faire entendre. (...)
C’est forte de cette expérience que je peux maintenant dire de pleine voix aux hommes et aux islamistes que cette révolution n’est pas seulement la leur ! Cette révolution nous l’avons commencée, nous en avons fait partie depuis le départ. (...)
Une révolution personnelle
La révolution a complètement changé ma vie. Avant la révolution, j’avais l’impression que ma vie n’avait aucun but. Il est vrai que finir mes études, me marier, avoir des enfants étaient, en quelque sorte, des buts, mais il n’y avait pas vraiment de but plus élevé dans nos vies. Quand la révolution a commencé, j’ai vraiment senti un changement en moi : je sentais finalement qu’il y avait un but qui me dépassait, un but qui ne m’était pas seulement propre, mais un but en commun avec le reste des Syrien.ne.s. Ma vie a commencé à changer : je ne pensais plus aux choses auxquelles j’avais pensé jusque-là. J’ai commencé à penser à des choses plus importantes et qui me dépassaient de beaucoup (...)
J’ai coupé les ponts avec beaucoup de personnes parfois très proches, avec beaucoup d’ami.e.s parce qu’ils étaient contre la révolution. Et toutes les relations sont devenues centrées autour de la révolution. Peut-être que ce n’était pas un choix complètement judicieux ! Car je me suis rendue compte par la suite que mes relations tissées dans les premiers moments de la révolution reposaient parfois sur des malentendus : il y avait des gens avec lesquels j’avais au final très peu de choses en commun et avec lesquels je me suis finalement rendue compte que j’avais des grands différents concernant la révolution, mais cela est apparu par la suite. (...)
Quand la ville s’est retrouvée sous le contrôle du régime, on communiquait entre nous — les révolutionnaires restés à Idleb — surtout via facebook et whatsapp mais de façon très clandestine. Si on voulait collecter de l’argent et l’envoyer à l’extérieur de la ville, on se rencontrait seul à seul, on se transmettait l’argent et on se quittait immédiatement. On ne faisait pas de réunions. On a organisé des manifestations pendant les deux premiers mois après la reprise d’Idleb, mais par la suite c’est devenu vraiment trop dangereux. Après un an environ, l’ASL a essayé de reprendre la ville et cela a engendré un horrible massacre. Le régime a laissé les corps des victimes dans les rues pendant deux jours pour que les gens les voient. Le résultat, c’est que ceux qui étaient restés dans la ville ont eu peur d’entreprendre quoi que ce soit contre le régime.
À cette époque, notre travail était donc limité et se concentrait avant tout sur la collecte de fonds. On ne pouvait se réunir librement et discuter de ce qu’il fallait faire que lorsque l’on se retrouvait à l’extérieur de la ville. C’est aussi lors de ces occasions qu’on échangeait des informations sur les positions du régime ; ainsi, l’ASL attaquait les points stratégiques et les check-points pendant la nuit. (...)
Quand la ville a enfin été libérée [3], beaucoup de personnes ont fui à cause des bombardements intenses du régime. C’était vraiment dur ! Mais moins dur que la peur de se faire arrêter par le régime quand la ville était encore sous son contrôle. Le plus terrible, surtout pour les femmes, c’est d’être arrêtées et violées dans les geôles du régime. On préfère mourir sous les décombres de nos maisons détruites par les bombes-barils que d’être arrêtées.
J’ai vu des maisons réduites en cendre devant mes yeux, mais je ne suis pas partie. Tu me demandes pourquoi ? Mais pourquoi partir ? Mes parents, ma famille, tout le monde vit encore à Idleb, alors pourquoi partir ? Je suis la seule de mes frères et sœurs à vivre avec mes parents et à pouvoir les aider, et j’ai un travail, alors pourquoi partir ? Et pourquoi abandonner la révolution ? Je ne vois aucune raison de mettre fin à mon engagement révolutionnaire. (...)
Immédiatement après la libération d’Idleb, les civils ont commencé à fuir en masse car le régime bombardait la ville sans relâche. (...)
Cette période a été très dure : il n’y avait pas d’eau, pas d’électricité, aucun service. C’était le chaos, et le régime bombardait constamment. Comme il n’y avait aucun service, les écoles ne fonctionnaient plus. Alors, avec un petit groupe d’activistes, on a décidé d’essayer de rouvrir les écoles pour que ceux.elles qui étaient resté.e.s ou revenus puissent étudier et éviter que les élèves ne perdent toute leur année scolaire. On est parvenu.e.s à ouvrir deux écoles, et ceux qui étaient encore à Idleb ont petit à petit commencé à y envoyer leurs enfants.
Quand les habitant.e.s sont revenu.e.s à Idleb, l’armée de la conquête contrôlait toute la ville et une partie des régions environnantes. L’armée de la conquête y avait imposé certaines règles : les femmes doivent porter de longs manteaux, et s’habiller en noir – les couleurs sont interdites – ; une femme ne peut pas sortir seule. Les habitant.e.s qui sont revenu.e.s en ville se sont plié.e.s à ces règles qui avaient été imposées avant leur arrivée et qui étaient déjà liées à un système de répression. La première fois, on se contentait de te dire qu’il fallait que tu fasses ceci ou cela, mais la deuxième fois on pouvait t’arrêter, toi, ton père, ton frère ou ton mari. Les mouvements des femmes sont devenus plus restreints. Malgré tout, les femmes et les filles sont retournées à l’école, les enseignantes ont repris leurs postes, mais tout le monde a commencé à faire ce que l’armée voulait. C’est là qu’on a eu tort ! On aurait dû dire non dès le début. Mais les habitants n’ont pas refusé de se plier à ces règles parce qu’ils avaient peur, et aussi parce qu’ils pensaient que cette armée les avait libérés du joug du régime et qu’ils ne pouvaient donc pas lui dire non.
Pour moi, al-Nosra, c’est la même chose que Daesh. Les femmes doivent désormais porter une abaya et un voile noir. Si elles ne le portent pas, la police des mœurs intervient. Et un manteau qui arrive jusqu’au-dessus de la cheville n’est apparemment pas assez long, comme la police des mœurs me l’a récemment expliqué. Les agents de cette police se rendent là où les femmes font la queue pour acheter de la nourriture, et leurs indiquent comment elles doivent dorénavant s’habiller, en commentant ce qu’elles portent. Au début, ils ne faisaient pas trop peur car ils ne portaient pas d’armes, mais maintenant ils déambulent armés pour imposer leur autorité. Ils se sont aussi rendus à l’université où il est désormais interdit d’avoir des classes mixtes. Je ne peux plus enseigner aux hommes. J’ai demandé pourquoi, ce sont aussi mes étudiants après tout, cela fait des années que je leur enseigne les mathématiques… (...)
Le plus dur, c’est de voir ceux.lles avec qui on a participé aux premières manifestations se tourner contre nous. Ceux.lles qui étaient tes ami.e.s, tes allié.e.s, sont ceux.lles qui t’oppressent maintenant ! Ceux.lles-là même avec qui l’on marchait main dans la main dans les manifestations contre le régime, ceux-là même qui s’inquiétaient de notre sécurité et s’assuraient que rien ne nous arrive dans les manifestations. Ce sont les mêmes personnes qui nous disent aujourd’hui de ne pas sortir de chez nous. Ils nous oppressent tout autant que le régime ! Mais comment accepter que cette oppression vienne désormais de ceux.lles qui se sont soulevé.e.s avec nous contre le régime ? Quand on dit à nos ami.e.s qu’on ne peut pas se taire, qu’on ne peut pas se laisser faire comme ça, ils nous répondent : « Est-on censé.e.s commencer une seconde révolution ? Est-ce qu’on n’a pas déjà perdu assez de vies ? » Plus personne ne veut perdre de vies supplémentaires ! Les Syrien.n.e.s veulent vivre, tout simplement… En ce qui me concerne je ne regrette pas la révolution et mon engagement révolutionnaire. S’il fallait le refaire, je le referais, bien que j’aie beaucoup perdu. Mais je ne peux pas non plus accepter de me taire ! Peut-être que c’est ça qui m’obligera à fuir... Je dois à nouveau travailler de façon clandestine, car l’organisation qui m’emploie comporte le mot ‘démocratie’ dans son nom, ce qui est suffisant pour se faire arrêter.
Le problème, c’est que beaucoup de révolutionnaires ont abandonné la bataille. Et quand je discute avec des amis révolutionnaires, ils ne se sentent pas aussi concernés que les femmes révolutionnaires par le sort qui leur est imposé. Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont les prochains sur la liste, comme à Raqqa ! Ils imposent même ces règles à leurs propres femmes… (...)
Idleb libérée ?
On ne peut pas dire qu’Idleb ait été libérée ! C’est une autre forme d’oppression qui est apparue… Il n’y a que quelques endroits dans la campagne où la population résiste grâce à des conseils locaux [4] puissants, qui sont là depuis longtemps, et qui refusent le contrôle et la présence de combattant.e.s étranger.e.s. Tous les combattant.e.s y sont des locaux.les, et ça change vraiment la donne. Cela leur permet d’imposer leurs propres règles et de continuer à vivre comme avant. Les femmes y étaient plus conservatrices à la base, mais on ne les a pas obligées à changer leurs habitudes vestimentaires ni entravé leurs circulations en leur imposant un gardien. (...)
Le slogan assadiste « Bachar ou le néant » est devenu « Nosra ou le néant » : ils.elles ont pris le pays pour eux ! Les gens blâment maintenant la révolution pour leur avoir apporté al-Nosra, mais ce n’était pas du tout l’un des objectifs des révolutionnaires… Ils.elles ont confisqué la révolution et maintenant, ils.elles nous volent le pays ! (...)
Après la chute d’Alep en décembre 2016, les gens ont commencé à avoir très peur à Idleb. Quand on a vu comment le régime a détruit la ville, a traité les révolutionnaires, et comment il a épuisé la ville jusqu’au dernier moment… On avait peur parce que nous sommes un des derniers bastions révolutionnaires dans le nord de la Syrie avec quelques endroits dans la campagne autour d’Alep. On a vu comment les gens avaient fui et vivaient désormais dans des camps ; seul.e.s les activistes et les chefs militaires qui avaient un peu d’argent pour louer des maisons sont arrivé.e.s à Idleb. Si le régime attaquait Idleb, où irions-nous ? Il ne reste plus d’autres endroits où nous réfugier, surtout que la Turquie a fermé ses frontières… Donc les gens ont très très peur après la chute d’Alep.
Mais les révolutionnaires d’Idleb espéraient aussi que la venue des révolutionnaires chassé.e.s d’Alep change le rapport de force dans la ville. Après leur arrivée, on a manifesté ensemble et on voyait à nouveau flotter les drapeaux de la révolution à Idleb. Il y a eu un moment d’espoir, on a pensé qu’on verrait la fin de l’oppression d’al-Nosra. Et plus tard, des groupes de femmes ont commencé à protester contre les règles d’al-Nosra.
J’ai choisi la révolution et je l’ai choisie notamment car j’espérais apporter une vie meilleure aux gens qui m’entouraient, mais malheureusement on n’est pas parvenu à apporter autre chose que la mort, la destruction, les bombardements. (...)
j’espère toujours que le régime tombe, qu’on puisse vivre dans une Syrie libre, que les gens puissent retourner dans leurs villes et que le pays se remette de toutes ces destructions, et soit reconstruit dans le respect et la liberté du peuple syrien. Mais pour être honnête, je sens que ce rêve est à la fois énorme et très lointain. Le rêve que je pourrai sans doute voir se réaliser, c’est l’arrêt des combats.