
Après une mission de deux semaines à l’Hôpital européen de Khan Younès, dans le sud de l’enclave assiégée, six praticiens racontent l’ampleur des décès et des blessures, des destructions et les souffrances de la population « qui manque de tout ».
Une marée humaine inhabituelle aux couleurs noire, blanche, verte et rouge s’est formée au niveau des arrivées du terminal 1 de l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle, ce mardi 6 février. Des hommes, des femmes et quelques enfants arborent des drapeaux palestiniens, d’autres ont noué des keffiehs autour de leur cou ou de leur sac à main. Un plateau rempli de dattes se balade entre la petite foule, devant des passagers un peu interloqués.
A l’écart de l’attroupement, deux jeunes femmes ont apporté un grand bouquet de roses blanches pour accueillir leur amie. Elles trépignent d’impatience à l’idée de retrouver Imane Maarifi, une infirmière de 37 ans qui vient de passer deux semaines à l’Hôpital européen de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza. (...)
Les combats acharnés ont transformé la cité en champ de ruines et réduit à néant la plupart des hôpitaux de la région (...)
Lire aussi :
– (L’Humanité)
Ils reviennent de l’enfer de Gaza : le « J’accuse » des médecins français
(...) Le Caire (Égypte), envoyé spécial.
« Je n’ai jamais vu ça. » Médecin humanitaire, professeur de médecine d’urgence et des catastrophes, anesthésiste-réanimateur, Raphaël Pitti vient de sortir de la bande de Gaza, où il a passé deux semaines avec plusieurs confrères français. La colère supplante la fatigue lorsqu’il parle.
Cet ancien militaire, membre de l’Union des organisations de secours et de soins médicaux (UOSSM), s’est déplacé sur de nombreux conflits, que ce soit en Syrie, en Ukraine, au Tchad, en ex-Yougoslavie ou ailleurs. C’est dire son expérience de la guerre et des souffrances des populations civiles. Et pourtant, en mesurant ces mots, il assène à nouveau : « Je n’ai jamais vu ça ! »
Fort de son expérience, il entendait partir soigner les populations du territoire palestinien dès les premiers jours du conflit. Il lui aura fallu des démarches incessantes et frapper enfin à la bonne porte pour entrer à Gaza avec l’aide de l’association de médecins palestiniens Palmed et de l’UOSSM.
« Les gens se construisent des abris à même la rue » (...)
Avec son équipe, Raphaël Pitti se trouvait à l’hôpital européen de Khan Younès, à la lisière de Rafah, la dernière ville palestinienne de la bande de Gaza avant l’Égypte. Là où plus d’un million de Gazaouis tentent de trouver refuge, de se protéger des bombardements incessants de l’armée israélienne, en vain.
La cité de 250 000 habitants est surpeuplée de plus d’un million de personnes pratiquement sans abri. « Les gens ont tout perdu, ils essaient de se construire des abris à même la rue, en utilisant des sacs en plastique et des tapis », témoigne-t-il. Même pas de tentes, donc, sur le sol boueux inondé par la pluie. Une eau qui stagne, propice à l’humidité et aux maladies.
Il parle de ces petits métiers qui ont fait leur réapparition, comme le réparateur de briquets normalement jetables, le rechargeur de téléphones. Et ceux qui ont une machine à coudre s’improvisent couturiers. (...)
« Il n’y a pas un espace de libre. Nous sommes face à une population dans la misère à laquelle on a enlevé toute dignité », décrit le médecin.
Le nombre de césariennes a triplé dans la bande de Gaza
Dans la bande de Gaza, tout s’est effondré sous les coups de boutoir israéliens, les immeubles aussi bien que le système de santé. Conséquences du stress permanent et des déplacements des femmes enceintes forcées de marché sur des dizaines de kilomètres pour échapper aux explosions, le nombre de césariennes a triplé.
Elles sont en moyenne de 30 par jour, contre 10 avant la guerre. Le médecin français évoque cette jeune femme de 24 ans, diabétique depuis l’âge de 12 ans, enceinte de sept mois. « Elle ne mangeait pas assez, son taux d’insuline a considérablement baissé. Elle est tombée dans le coma. Elle a accouché spontanément d’un bébé mort. C’est inacceptable, dans des conditions normales, on aurait pu sauver l’enfant. » Il finit par lâcher : « Il faudra bien faire le bilan de toutes ces horreurs. » (...)
À Khan Younès, l’hôpital européen dans lequel officiaient les praticiens français demeure le seul à rester fonctionnel. Outre les malades et les blessés, 25 000 personnes s’y sont installées. Ils seraient le même nombre à camper autour de l’établissement sanitaire. Chaque espace de couloir a été « privatisé ». Raphaël Pitti nous montre les photos. Aux faux plafonds ont été accrochées des bâches. De quoi préserver un peu d’intimité dans une promiscuité insoutenable.
Les enfants, désireux de vivre dans un environnement qu’ils ne comprennent pas toujours, jouent au ballon alors que leurs parents entrent dans les services pour trouver un drap, de quoi enterrer un des leurs. De « saturé », l’hôpital devient « sursaturé ». Après 22 heures, c’est pire. Tous ceux qui n’ont pas d’abri se ruent dans l’établissement pour dormir non pas dans un lit, mais sous un toit, là où il fait un peu plus chaud et où l’on est censé être protégé par les lois de la guerre. Ce qui est malheureusement un leurre. Tous les médecins décrivent un « désordre indescriptible ; les gens arrivent en criant parce que dehors les bombardements reprennent ». Un véritable terreau pour toutes les infections, d’autant qu’il est impossible de laver les sols du bâtiment.
« J’ai vraiment été marqué par les enfants. J’ai dû en amputer un qui n’avait que 2 ans » (...)
Un hôpital qui ne remplit presque plus les conditions d’une structure médicale de campagne tant l’hygiène y est absente. Quant à l’asepsie… « On réanime par terre », déplore Chemseddine Bouchakour, anesthésiste-réanimateur qui faisait partie de l’équipe française. (...)
« Cette fois, tout est visé, les immeubles d’habitation, les écoles, les universités, les mosquées et même les hôpitaux. On voit qu’ils veulent raser tout Gaza. » La plupart des structures, exsangues et sans moyens, recevaient des blessés graves. (...)
Aux blessés de la guerre, il convient d’ajouter les pathologies chroniques ou les traitements longs qui ne sont plus assurés. C’est le cas des chimiothérapies, interrompues. Les temps de dialyse sont passés de 4 heures à 2 heures par jour. Ce qui pose la question de la perpétuation du travail de l’Office des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), menacé de stopper ses activités par manque de financement après la décision d’un certain nombre de pays, dont les États-Unis et la France, de suspendre leur contribution financière. (...)
« Si vous arrêtez le seul système qui les aide, vous condamnez à mort ces populations. On est dans une volonté de génocide. » (...)
Chemseddine Bouchakour se dit « marqué par le regard des patients. Un regard de détresse à travers leurs pleurs ». Khaled Benboutrif garde en mémoire la peur, présente partout. Umane Maarifu ne cachait pas son émotion, lundi 5 février au soir, au Caire, en parlant de « la dignité de ces hommes et de ces femmes malgré la honte dans laquelle on veut les maintenir ».