
Descendante du fondateur de l’entreprise BASF, l’Autrichienne Marlene Engelhorn, 32 ans, a hérité d’une large fortune, mais a décidé d’en redistribuer la plus grande partie. Dans le livre L’Argent, elle prône une fiscalité « anti-riches ».
Basta ! : Vous avez décidé de faire don de 25 millions d’euros, une grande partie de votre héritage. Comment ce choix s’est-il imposé à vous ?
Marlene Engelhorn : En démocratie, la naissance ne devrait pas être le facteur qui détermine le futur des gens. Quand on m’a annoncé mon héritage, je savais que c’était injuste. Injuste qu’une personne devienne multimillionnaire de cette manière et puisse user du pouvoir de son patrimoine pour faire des choix qui vont affecter la société. Je voulais mettre un coup d’arrêt à cette dynamique.
Née en 1992 en Autriche, Marlene Engelhorn, est issue d’une riche famille de l’industrie pharmaceutique et chimique. Quand elle apprend qu’elle va toucher un important héritage, elle fonde avec d’autres personnes privilégiées l’initiative Tax me now. En 2024, elle met à disposition sa fortune de 25 millions d’euros et crée un conseil citoyen afin qu’il décide de la répartition de cette somme pour lutter contre les inégalités.
J’ai donc commencé par redistribuer cette somme à des organisations qui combattent pour la justice sociale, l’antiracisme, l’antispécisme ou pour le climat. Mais je gardais en tête que choisir soi-même à qui redistribuer, c’était garder le pouvoir. C’était supposer faire les meilleurs choix pour le monde à la place des autres. (...)
Finalement, 77 organisations ont reçu une partie de votre legs. De quelle manière avez-vous décidé de la destination de ces dons ?
Je n’ai eu aucun pouvoir exécutif sur ce choix. J’ai décidé de créer une assemblée citoyenne pour décider de cela. Elle était constituée de 50 personnes choisies d’après des critères représentatifs de la société autrichienne. L’argent était sur un compte sur lequel je n’avais pas la main. (...)
… Finalement, l’assemblée citoyenne a décidé des 77 organisations bénéficiaires et des montants que chacune recevrait [parmi ces organisations figurent entre autres Attac, Reporters sans frontières, des associations d’aide aux sans-abris, ndlr].
Vous refusez le principe de la fondation philanthropique, qu’ont adopté un certain nombre de grandes fortunes. Que critiquez-vous dans la philanthropie ?
En principe, la philanthropie peut être bénéfique. Mais quand les fondations d’Amazon ou de British Petroleum distribuent de l’argent à une cause climatique, c’est juste ridicule. C’est un levier des supers riches pour soigner leur image. Et si on regarde combien ils donnent proportionnellement à ce qu’ils ont, ce n’est rien du tout. (...)
Pour ces personnes, la philanthropie est un moyen d’établir leur pouvoir en finançant seulement les projets dans leur intérêt. Certains secteurs, comme celui de la recherche scientifique, en sont devenus en partie dépendants dans certains pays. (...)
Les gouvernements s’endettent de plus en plus et les ultrariches ne savent plus que faire de leurs milliards. On a besoin d’exemples de personnes qui redistribuent leur patrimoine. Il faut montrer que c’est possible, que des systèmes fonctionnent pour le faire. (...)
Une taxe internationale me paraît illusoire. Au niveau européen cependant, les systèmes fiscaux sont très différents, mais on partage l’euro. On pourrait tenter de trouver un consensus autour de taxes pour éviter la concurrence fiscale entre les États. L’Espagne et la Norvège sont de très bons exemples pour la taxation des grosses fortunes (...)
Espérez-vous lancer un mouvement militant au sein des riches héritiers et héritières à travers votre initiative Tax me now pour la justice fiscale ?
De plus en plus de jeunes héritier·ères essaient de changer les mentalités dans leurs familles, comme Abigail Disney, avec laquelle je travaille sur l’initiative Tax me now. D’autres ne cherchent pas la publicité, mais j’aimerais bien que ces grands noms prennent position publiquement.
Certains chefs d’entreprises se rendent également compte qu’il faut changer les choses. Sebastian Klein, fondateur d’une startup devenu multimillionnaire du jour au lendemain, a redistribué 90 % de sa richesse parce qu’il considérait simplement n’avoir eu que de la chance. Ces personnes réalisent que la redistribution à travers la taxation de leur patrimoine sert la cohésion sociale et le contrat démocratique.
Vous écrivez dans votre livre L’Argent qu’il est important de pouvoir définir la richesse excessive. Comment ? À partir de combien devient-on excessivement riche ?
C’est une richesse dont on n’a pas besoin pour avoir une vie confortable, mais qui devient un instrument de pouvoir. Certains ultra-riches ne s’intéressent pas du tout à la politique parce, que la politique définit en général les règles en leur faveur. (...)
Vous critiquez aussi le « mythe du self made man ». Pourquoi ?
Prenons Friedrich Engelhorn, l’ancêtre dont j’hérite. A-t-il fondé son entreprise [l’entreprise chimique BASF, ndlr] tout seul ? Non, il avait besoin de chimistes, et d’une épouse qui s’occupe de ses onze enfants. Ces personnes ont fait une grande partie du boulot sans lequel son patrimoine n’aurait pas pu être accumulé. Tout ce travail, pourtant essentiel, est rendu invisible par ce mythe du « self-made man ».
Ce mythe sert aussi à dire « je suis exceptionnel, donc je ne dois pas rendre quoi que ce soit ». Mais personne n’est venu au monde avec une cravate et un esprit de manager. On a été éduqué. Et qui paye pour ça ? L’État à travers les impôts. On est dépendant des services publics, il faut rendre quelque chose aux services publics. (...)
Les 1 % les plus riches ont accès à des ressources qu’une majorité de la population n’a pas : grandes écoles, salaires élevés, etc. C’est un groupe très exclusif, qui détient beaucoup de pouvoir et d’influence. Pour justifier ces privilèges, ils se persuadent d’être plus compétents que la majorité et d’être en mesure de prendre les meilleures décisions pour la société, tout en étant isolés de la vie publique. (...)
Les 99 % de la population sont beaucoup plus démocratiques de manière structurelle, parce qu’ils payent leurs impôts, travaillent et font partie intégrante de la société.