
Nous sommes chercheuses et chercheurs en sciences sociales, pour beaucoup spécialistes de sociolinguistique et de didactique des langues, et notamment de la transmission des langues en situations migratoires. Nous sommes frappés par le fait qu’un aspect du projet de loi sur l’immigration et l’intégration en cours d’examen au Parlement n’attire pas l’attention des commentateurs, alors que ses enjeux sont très lourds : il s’agit des mesures concernant l’apprentissage du français, qui vont augmenter les exigences en termes de niveau de français pour accéder à divers titres de séjour (carte pluriannuelle, carte de résident, regroupement familial, naturalisation).
Ces dispositions ne tiennent absolument aucun compte des nombreuses recherches scientifiques, dont les conclusions vont à l’encontre de ces exigences et démontrent qu’il s’agit en fait de dissuader un nombre toujours plus important de personnes immigrées, dont de nombreux ayant droit, de s’installer durablement en France. Il peut sembler évident que l’apprentissage du français facilite « l’intégration » (terme par ailleurs discuté), mais en faire une condition préalable est une erreur ou une volonté d’ériger un obstacle dissuasif supplémentaire à l’installation.
La Défenseure des Droits a déjà alerté deux fois sur le caractère clairement contre-productif et discriminatoire de ces mesures, sans réussir non plus à attirer l’attention (...)
Les enjeux et la complexité devraient primer sur les arguments démagogiques et les fausses évidences qui s’imposent, et témoignent surtout d’une vision biaisée des phénomènes à l’œuvre. La population est en droit d’être alertée sur cette conception politique utilitariste et falsifiée des questions linguistiques, qui invisibilise les connaissances scientifiques de référence sur le sujet.
Non, la langue française n’est pas une condition à l’intégration des migrants (...)
l’apprentissage de la langue officielle du pays dit « d’accueil » n’est pas une condition à une « intégration », laquelle passe aussi et surtout par d’autres voies, notamment emploi, logement, relations sociales, les habitantes et habitants du pays étant loin d’être systématiquement monolingues en langue officielle, contrairement à une croyance répandue. (...)
les exigences en matière de niveau linguistique et d’adhésion aux « valeurs de la République » ne concernent que les personnes extra-européennes, ce qui montre à quel point l’élévation progressive des exigences linguistiques est destinée à renforcer le contrôle pesant sur certains types de migrations, désignées comme moins désirables.
Les ressortissants des autres pays membres de l’UE, qui représentent 1/3 des flux migratoires annuels en France, peuvent s’installer librement, et même voter à certaines élections locales en France, et ce sans aucune condition linguistique.
La formation linguistique ne peut pas constituer « la solution » de la socialisation et de tous les apprentissages (...)
Même si ces stagiaires ont une réelle motivation, des projets de vie en France et progressent au sein des formations linguistiques obligatoires, l’obligation de formation (jusqu’à 600 heures) dans des conditions parfois peu favorables peut être source de découragement et, in fine, contre-productive. C’est d’autant plus problématique que les résultats visés par cette politique publique ne sont pas ceux escomptés (...)
Au lieu de partir de ce que les formations linguistiques peuvent raisonnablement permettre, on leur a attribué des fonctions politiques qu’elles ne peuvent pas remplir, malgré tous les efforts déployés par les stagiaires ainsi que leurs formatrices et formateurs. A ce propos, le programme de recherche ILMA a donné lieu à un grand nombre de recommandations portant sur les formations linguistiques obligatoires - des recommandations à leur tour restées ignorées. (...)
La diversité de personnes, de langues, de situations en présence devrait donc faire l’objet d’une prise en compte adaptée.
Apprendre le français ne constitue pas le même défi, ne relève pas des mêmes temporalités ni des mêmes accompagnements selon la situation personnelle et les occasions qu’on a de pratiquer le français. (...)
Une politique d’« intégration »… dissuasive et excluante (...)
cela revient à durcir les obstacles au séjour pour les ressortissants des pays extra-européens. Cela revient en outre à renforcer le contrôle social pesant sur ces personnes, maintenues dans une peur liée au caractère temporaire de leur droit au séjour, et ainsi empêchées de défendre leurs droits, par exemple au travail, ou de prendre des positions publiques.
Pour toutes ces raisons, nous plaidons ensemble :
– pour la levée des exigences linguistiques en matière de droit au séjour et d’accès à la nationalité
– pour la fin de l’obligation de formation linguistique
– pour l’amélioration de l’accès au travail et à toutes les sphères de la société pour les personnes migrantes.
Une politique d’« intégration » qui produit de l’exclusion devrait d’autant plus alarmer qu’elle contrevient à ses propres objectifs de départ, en tout cas à ses objectifs affichés comme prioritaires. (...)
Ecouter le podcast : La langue française, modèle d’intégration ? (43’)