
Comment s’engager politiquement dans cette ère de destruction inouïe ? Le philosophe québécois Alain Deneault évoque l’écoangoisse qui nous saisit, et comment réorienter cette énergie vers l’action. Une piste ? Les biorégions.
(...) Alain Deneault — Nous sommes soumis à des discours alarmants. Des scientifiques nous expliquent la perte de biodiversité sur des millions d’années et les mutations climatiques sur des milliers d’années, tout cela n’ayant pas de pareil dans l’histoire. Dans une telle situation, penser devient presque impossible.
Penser, c’est comparer, mettre en relation des événements singuliers mais analogues, et les distinguer les uns des autres pour en percevoir la spécificité.
Et là, nous n’avons pas de point de comparaison ?
Non. Quand on pose la question du climat et celle de la perte de biodiversité, de ces mutations annonciatrices de crises, de catastrophes, de secousses graves et nombreuses, on ne sait pas se rapporter à un précédent pour le penser. C’est inouï, ça n’a pas été ouï, ça n’a pas été entendu. Et il est même difficile d’en parler. On est dans une situation non pas tant d’écoanxiété que d’écoangoisse. (...)
quand la chaîne alimentaire est perturbée, qu’on va perdre un million d’espèces, que le climat change énormément, que le méthane va se libérer de la croûte glaciaire qui le contient — lorsqu’on regarde la question dans sa généralité, on ne peut se rapporter à rien dans l’histoire qui nous permette de nous situer. On est face à de l’impensable. (...)
Quelles conséquences cela a-t-il de ne pas avoir d’objet sur lequel porter son angoisse ?
Le réflexe d’un sujet qui n’est pas particulièrement informé ou pas particulièrement courageux sera de se rabattre sur des objets de substitution. Il va isoler un enjeu social alors qu’à l’évidence, un problème criant, inouï, nous crève les yeux et porte sur le vivant lui-même.
Quand on entend un député ou une députée du Rassemblement national, quel que soit le sujet, à un moment ou à un autre, il revient sur les migrants comme si c’était la seule problématique. On va éliminer du champ de la légitimité politique les pauvres, les écologistes, les militants, les citoyennes et citoyens préoccupés par le sort des Gazaouis, et ainsi de suite.
L’extrême centre comme l’extrême droite tiennent un discours qui ne consiste pas à engager la citoyenneté dans un sens pertinent, à savoir se mesurer à ce défi inouï qui est le bouleversement du climat et la perte de biodiversité. Ils disent au contraire que tout irait bien s’il n’y avait pas ces éléments perturbateurs qui nuisent à la santé du corps commun. Face à cela, le travail des philosophes, des intellectuels, des citoyens et citoyennes tout simplement, est d’élaborer des objets conformes à l’époque.
L’écologie propose-t-elle un objet substitutif ?
La difficulté de l’écologie politique aujourd’hui est précisément de peiner à proposer un objet de pensée qui motive l’action. (...)
Donc, on est en désarroi. Et on nous somme de créer quelque chose qui va structurer l’action. (...)
Il faut le faire, sinon on va avoir les objets de substitution de l’extrême droite.
Qu’est-ce qui caractérise l’objet qu’il faut se donner ? Il faut qu’il soit à la fois lucide et gai. Pourquoi lucide ? Parce que s’il n’est pas lucide, il n’est pas adapté à la gravité des enjeux, il n’est pas adapté à l’inouï et il n’est que substitutif. Il faut se donner un objet dont on se dise, “ah oui, là on tient quelque chose, c’est sérieux ”, dans le sens où on se mesure au problème. (...)
Une situation d’angoisse, lorsqu’on la prend au sérieux, lorsqu’on ne se rabat pas sur le premier objet de substitution venu, appelle la question : « Que faire ? » On l’entend partout, cette question-là, c’est étonnant à quel point elle fourmille. (...)
« Que faire ? » est une question qui annonce un ressort, un élan. Au fil des décennies, la question a perdu de son tonus. Car il n’y a rien à faire : ils sont trop puissants pour nous. Ils ont l’armée, ils ont le capital, ils ont les médias, ils ont le gouvernement.
Au fond, ce qu’on a compris, c’est que cette question-là, qui a été roborative et stimulante, a aussi été un frein. Pour deux raisons. Il est absurde de se demander que faire pendant qu’on fait, parce que ça nous inhibe dans le mouvement alors qu’on s’y trouve. (...)
L’inversion de la formule « que faire » pour « faire que » a pour vertu de modifier le statut du « que », qui devient une conjonction de subordination.
On n’est plus dans la prescription, mais dans l’invitation : faire qu’un monde nouveau advienne ?
On est dans le mouvement quand on « fait que ». Il n’y a pas d’interrogation. On est engagé dans quelque chose.
Ce que je suis en train de faire contribue à ce vers quoi nous voulons aller.
C’est ça. Le subjonctif est le mode des aspirations, des projections, de l’espérance. Parce qu’on ne sait pas exactement ce qui est à espérer. On le découvre en même temps qu’on y tend. (...)
Il faut souligner qu’être écoanxieux ou écoangoissé est un signe de santé mentale. Il est important de passer à travers. Comment ? En se donnant un objet qui nous stimule. Sortir de l’angoisse, c’est mobiliser cette énergie qui évolue à vide et qui nous perturbe au profit d’un objet qui en vaut la peine. (...)
Cela peut s’incarner dans une association, dans un collectif, dans un journal. L’idée est de mettre cette énergie au service d’un dessein. Et selon moi, la notion de biorégion est un vecteur pour cette action.
Qu’est-ce qu’une biorégion ?
C’est un mode de pensée politique qui consiste à situer la politique dans le vivant, dans une réflexion sur les dynamiques propres du territoire. Comme dit Peter Berg [un théoricien des biorégions], la biorégion, on la reconnaît en marchant et en observant ses dynamiques intrinsèques. Est-ce qu’il y a un plateau ? Est-ce qu’il y a une forêt ? Des montagnes ? Un littoral ? Qu’en est-il des bassins versants ? (...)
L’idée, c’est qu’une fois qu’on a reconnu toute cette géographie vivante, la façon dont le territoire vit et quels sont ses équilibres et ses interactions, on va s’y intégrer. Quel y est le mode d’existence ?
La biorégion sera une réponse à la conjoncture qui va s’imposer. Il y a un impératif qui consiste en une contraction géopolitique de l’échelle de la mondialisation ultralibérale à celle de la région. Elle risque de s’imposer d’une manière brutale, comme à Valence, en Espagne, où il y a eu d’énormes inondations et où les gens se sont découverts laissés à eux-mêmes. (...)
l’angoisse, la panique, le désarroi sont des terreaux fertiles pour différentes formes fascistoïdes. L’important est donc de constituer une avant-garde. Une avant-garde radicalement nouvelle, qui consiste simplement à être prête lorsque le temps viendra de susciter l’entraide, de susciter le respect, de susciter le soin, en créant un espace qui sera celui auquel on se découvre réduit.