
Après le passage de Chido, de nombreuses rumeurs ont couru sur Mayotte et Blast a reçu des courriers par dizaines, témoignant d’une grande dévastation, de morts oubliés et d’informations tronquées ou masquées. La préfecture et les différents ministères concernés par le cyclone ont tardé à communiquer et ont fait preuve de beaucoup de maladresses, peinant à répondre aux urgences de la population. Un défaut criant de moyens, une désorganisation généralisée mais aussi une profonde perte de confiance vis-à-vis des services de l’État favorisent angoisses et fake news.
Le 27 décembre dernier, nous avons publié la tribune d’un soignant travaillant régulièrement à Mayotte qui souhaitait nous alerter sur des morts en grand nombre et une volonté de dissimuler des horreurs par les services de l’État. Après avoir vérifié que la personne qui nous écrivait était bien réelle et après l’avoir eu au téléphone, nous avons choisi de publier son témoignage sous forme de tribune que nous introduisions ainsi : « Difficile d’enquêter sur Mayotte tant les informations qui nous reviennent de là-bas sont contradictoires. Entre l’État qui communique sur quelques dizaines de morts et les retours d’habitants, voire d’élus, qui font grimper l’addition macabre à des sommets paraissant invraisemblables, nous avons choisi de faire confiance à des témoignages d’habitants et de personnels de santé ou de sauveteurs. Rentré hier de l’enfer de Mayotte, Sacha nous écrit et nous alerte. Soignant sur l’île depuis plusieurs mois, il témoigne d’une violence, d’une inorganisation et d’un cataclysme beaucoup plus importants que celui conté par les médias et les représentants de l’État. » (...)
Juste après le passage du cyclone nous pensions avoir vécu le pire, mais non, le pire nous attendait juste après. L’attente des secours, le manque d’eau, d’électricité, les secours inexistants dans les bangas (le nom des petites maisons aux murs peints de Mayotte qui par extension désigne aussi les cases en taule des bidonvilles), le flux des urgences qui n’augmente pas malgré les jours qui passent étaient des indicateurs qui soulignaient la violence du cyclone et l’inaction du gouvernement ; » démarrait Sacha qui reprenait ensuite dans sa missive des rumeurs faisant état de « 80 000 morts ». Il n’était pas le seul à multiplier ainsi les victimes. Dans la presse locale et sur les réseaux sociaux, le chiffre effrayant de 60 000 morts avait circulé. (...)
Ces mêmes rumeurs d’odeurs de mort et de charniers nous ont été rapportées par des riverains, couplées à l’absence de secours dans les quartiers informels. Le 26 décembre, toujours le sénateur de Mayotte Saïd Omar Oili, invité sur le plateau de BFM TV, s’étonne à nouveau du faible bilan humain communiqué par les autorités. “C’est quand même surprenant, parce que dans les bidonvilles, qui sont rasés aujourd’hui, vivaient environ 100 000 personnes, observe l’élu. (...)
“Personne n’est venu fouiller dans les décombres. (...) Je suis élu local depuis vingt-cinq ans. Quand je vais dans ces quartiers, c’est le silence. Je ne vois pas mes électeurs. Donc j’ai posé la question dès le départ : où sont ces gens-là ?” C’est donc dans ce contexte d’inquiétude et d’incertitude que le témoignage de Sacha nous arrive, à la fin du mois de décembre. (...)
Dès la réception de cette missive, nous avons cherché à éclaircir et déchiffrer ces propos et ceux d’autres personnes qui témoignaient tous anonymement car fonctionnaires d’État. Après une dizaine de jours d’enquête, nous avons choisi de dépublier, avec son accord, la tribune de Sacha.
Des dizaines de milliers de morts, des corps ensevelis et oubliés. C’est d’abord le préfet de Mayotte François-Xavier Bieuville lui-même, qui, interrogé sur la chaîne publique Mayotte la 1ère au lendemain du passage du cyclone Chido, avait évoqué « plusieurs centaines », voire « quelques milliers » de morts dans l’archipel, et un bilan très difficile à établir. Dans les semaines qui ont suivi le passage du cyclone Chido sur Mayotte, Blast a donc été le destinataire de messages inquiets, se faisant le relais d’informations dramatiques. S’il est difficile de démêler à distance le vrai du faux, une chose est sûre : un sentiment de défiance généralisé grandit sur l’île, fragilisant chaque secteur de la société, et alimentant les angoisses.
Coups de com et visites officielles (...)
pour le moment, l’aide n’inonde pas l’île. Invité de France Info le 30 décembre dernier, Philippe Da Costa, président de la Croix-Rouge française, se félicite d’avoir reçu “plus de cinq millions d’euros de dons" en quinze jours. Là où près de 840 millions avaient été récoltés pour la cathédrale. “En réalité, c’est plutôt des milliards qu’il faudrait ici !”
L’État et les pouvoirs publics locaux annoncent dans la foulée vouloir « empêcher la reconstruction des bidonvilles », avec notamment la prise d’un arrêté particulièrement absurde, restreignant “à compter du 4 janvier la vente de tôles bac acier aux particuliers réparant leur domicile sur présentation d’un justificatif d’identité et d’un justificatif de domicile, et les professionnels” - ce qui n’a pas empêché les habitants d’entamer rapidement la reconstruction de leurs quartiers.
Dans tous les secteurs, c’est cette dissonance flagrante entre les déclarations publiques du gouvernement et l’état du dialogue et de l’affectation des secours sur place qui attisent les frustrations. (...)
. A l’université de Mayotte, des professeurs tentent de glaner des informations par eux-mêmes, dans la confusion générale. Près d’un mois après le passage du cyclone, beaucoup d’étudiants n’ont pas encore donné signe de vie, et les liaisons restent compliquées. “Au niveau de la direction, il n’y a pas de communication directe” nous indique un salarié de l’établissement, requérant l’anonymat. Parmi le personnel, certains ont “tout perdu”, poursuit-il. Logements gravement touchés, plus de matériel, plus de livres. L’université elle-même n’est pas praticable (...)
Rupture de confiance entre l’État et la population
Comme toutes les personnes jointes par Blast, Sébastien (nom d’emprunt) est désemparé. Ce fonctionnaire établi, exerçant depuis plus de 25 ans à Mayotte, dénonce un manque criant de communication de la part des autorités. “On voit bien que tout le monde est débordé par la situation, et le défi logistique est incontestable” admet-il. “Mais je connais les discours habituels qui résonnent quelques semaines dans les esprits avant d’être remplacés par les suivants”. Selon lui, l’Etat fait, de longue date, preuve d’un désintérêt pour les populations les plus précaires, notamment celles en situation irrégulière, pourtant très nombreuses sur l’île. D’ailleurs, ses représentants avaient très vite ciblé le “la question migratoire”, dès les premiers jours suivant le cyclone. Sébastien conclut, pessimiste : “je crains qu’ils ne fassent surtout dans la communication”. (...)
Nous avons sollicité la préfecture de Mayotte et des services de l’État pour avoir au moins les chiffres officiels près d’un mois après le séisme, du nombre de victimes. Nos demandes - expédiées le 31 décembre - sont restées sans réponse. De même, nous avons contacté le 7 janvier la gendarmerie nationale lui demandant des informations sur l’affectation des secours, l’utilisation de jumelles thermiques pour repérer les corps ensevelis et l’existence de glissements de terrain. Nous publierons leurs réponses dès réception. Il semblerait que la vérité soit plus compliquée à établir à Mayotte que dans tout autre département français. Nous poursuivons l’enquête et continuerons à recueillir et à vérifier les témoignages qui nous parviendront et que vous pouvez continuer à nous envoyer. Pour l’instant donc, le bilan officiel du cyclone Chido à Mayotte est toujours de 39 morts.