
Pour l’historien américano-israélien Omer Bartov, spécialiste de l’Holocauste, le gouvernement Netanyahu est passé de l’intention à l’action génocidaire. Selon lui, seule « une pression extérieure majeure » pourrait stopper l’engrenage mortel.
Né en Israël où il a fait l’essentiel de ses études et désormais professeur à l’université Brown, aux Etats-Unis, Omer Bartov est un observateur attentif de la situation en Israël et dans les territoires palestiniens occupés. Cet historien, spécialiste du génocide juif et de l’armée allemande pendant la seconde guerre mondiale, avait dès le 10 novembre 2023 dans le New York Times, indiqué que sa « plus grande préoccupation, à observer la guerre Israël-Gaza, est qu’il y a une intention génocidaire qui peut facilement basculer dans l’action génocidaire ». Près de 9 mois plus tard, dans le Guardian, il affirme désormais qu’il n’est « plus possible de nier qu’Israël est engagé dans des crimes de guerre systématiques, des crimes contre l’humanité et des actions génocidaires ». (...)
Entretien, réalisé avant l’intensification des bombardements israéliens sur le Liban et l’assassinat de Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah.
Basta ! : Alors que dans le New York Times, vous mettiez en garde contre un projet génocidaire, neuf mois plus tard dans le Guardian vous considérez qu’Israël se livre à des actes génocidaires à Gaza. Pourquoi cette évolution et quel a été le point de rupture pour vous ?
Omer Bartov : Lorsque l’armée israélienne a décidé d’envahir également Rafah [située tout au sud de la bande de Gaza, à la frontière avec l’Égypte, ndlr], en mai 2024, elle l’a fait contre l’avis des Américains qui ont averti que la ville comptait plus d’un million de personnes. L’armée israélienne a indiqué qu’elle allait évacuer la ville. Et c’est ce qu’elle a fait. Elle a déplacé un grand nombre de personnes de Rafah vers la plage. (...)
les médias israéliens ont montré comment l’État israélien entend séparer le tiers nord de la bande de Gaza, y compris la ville de Gaza, du reste du territoire, puis de les expulser de cette zone ainsi délimitée. Cette même zone a été largement rasée, l’armée y a construit de nouvelles bases et une route (le corridor de Netzarim) qui sépare le tiers nord de la bande de Gaza du reste. Elle pourrait devenir la première zone dans laquelle aucune population civile ne serait autorisée. Cette mesure pourrait évidemment être progressivement étendue à d’autres parties de Gaza. ll semble donc qu’il s’agisse d’un processus progressif dont l’objectif est de vider Gaza, ou du moins une grande partie, de la population palestinienne et de rendre la vie de ses habitants de plus en plus impossible. (...)
, les actions sur le terrain indiquent au mieux un mépris total pour la population civile, malgré toutes les affirmations contraires. Plus de 40 000 personnes ont été tuées, dont plus de la moitié sont des femmes et des enfants. Dire que cela n’est pas intentionnel défie la raison. Il y a également tant de preuves de destruction systématique de ce qui fait la culture d’un groupe - les écoles, les universités, les lieux de culte… On observe un énorme fossé entre l’argument selon lequel il n’y a pas d’intention et la réalité sur le terrain.
Du droit international, rien de tout cela ne tient non plus la route. (...)
Selon le droit international, comment qualifier l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023 ?
À mon sens, les attaques du Hamas pourraient certainement être qualifiées de crimes de guerre, et très probablement aussi de crimes contre l’humanité. Une qualification qui a également été suggérée par le procureur de la Cour pénale internationale d’ailleurs. En s’appuyant sur la Charte originale du Hamas, qui est une sorte de document génocidaire et antisémite, on pourrait même démontrer qu’il s’agissait d’une action génocidaire ou d’une tentative d’action génocidaire. En ce sens, les personnes qui ont commis les crimes du Hamas devraient être tenues pour responsables.
Cependant, il faut rappeler que selon le droit international et la simple morale, les populations occupées, les populations opprimées, ont le droit de résister à l’oppression. Si vous êtes opprimé, si on vous prive de vos droits, vous avez le droit de résister.
Je pense que les Palestiniens qui sont occupés et opprimés ont le droit de résister à leur oppression. Mais cela ne vous donne pas le droit de commettre des crimes. La résistance elle-même n’est pas un crime. La résistance est en fait légale. Ce qui compte, c’est la manière dont vous menez cette résistance. Israël et d’autres essaient de confondre les actions criminelles du Hamas avec la légitimité de la résistance à l’oppression.
Il en va de même pour la guerre (...)
Au cours des 40 ou 50 dernières années, les États-Unis ont pour leur part développé un très fort sentiment de soutien à Israël. Cela s’explique évidemment par l’influence - intellectuelle, culturelle, politique, économique - de la communauté juive, mais aussi de nombreuses autres communautés aux États-Unis, notamment les évangéliques, qui constituent un groupe beaucoup plus important et influent. (...)
Israël ne pourrait pas agir comme il le fait sans le soutien total des États-Unis, qu’il s’agisse du soutien diplomatique à l’ONU ou des fournitures militaires. Sans cette aide militaire, Israël ne pourrait mener cette guerre.
La réaction américaine aux manifestations a été très forte, plus forte qu’en Europe. Je pense que cela révèle une sorte de fossé au sein de la société américaine sur cette question. Les manifestants sur les campus américains le font non seulement parce qu’ils trouvent la guerre à Gaza odieuse, mais aussi parce qu’ils la financent en tant que contribuables. (...)
L’allégation d’antisémitisme est devenue un outil, en grande partie aux États-Unis, pour faire taire les protestations, ce que je trouve très grave. Aussi troublant et grave que les élites allemandes accusant des gens comme moi d’être antisémites. L’antisémitisme a été instrumentalisé d’une manière que je juge très dangereuse car ces accusations infondées pourraient contribuer à la montée d’un véritable antisémitisme. (...)
D’autres pays sont engagés dans l’approvisionnement d’Israël : l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas. Certains d’entre eux, notamment l’Espagne, les Pays-Bas et maintenant, dans une certaine mesure, la Grande-Bretagne, ont commencé à restreindre ou à arrêter complètement les livraisons d’armes à Israël.
Le principal fournisseur d’armes d’Israël, outre les États-Unis, est l’Allemagne. Officiellement, mais seulement officiellement, l’Allemagne n’a pas limité ses livraisons. Selon certaines informations, il existerait de fait des restrictions officieuses sur les livraisons allemandes.
La Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale enquêtent sur Israël pour des faits de violations graves du droit humanitaire international. Or les lois des pays fournisseurs, tenus par le droit international, ne leur permettent pas, en théorie, de fournir des armes à des pays qui violent ce même droit. Mais tant que ces pays fourniront des armes à Israël et tant qu’ils ne s’y opposeront pas politiquement, alors oui, ils seront manifestement complices. (...)
D’autant que le Sud global, avec le cas le plus notable des actions devant la Cour internationale de justice (CIJ) de l’Afrique du Sud, dénonce cette guerre. Cette requête devant la CIJ, aura des répercussions significatives. Mais pour ce Sud global, Israël est plus, je dirais, un prétexte. En effet, le Sud global essaye d’affirmer son indépendance par rapport au Nord, de tracer sa propre voie politique. (...)
Personne n’attend des rebelles au Congo ou au Soudan, de l’armée serbe ou des soldats de Poutine qu’ils se comportent de manière morale. Or, Israël est perçu et présenté en Europe et aux États-Unis comme la seule démocratie du Moyen-Orient. Comme un pays progressiste, un pays qui mérite notre soutien moral, ainsi que notre soutien économique et militaire. Et qui est, pour ainsi dire, l’un des nôtres. En même temps, ce pays ne veut pas être tenu pour responsable de ses actes.
Ce pays a été créé dans le sillage de l’Holocauste dans une décision internationale légitime. Être confrontés à un nouvel Holocauste reste une vraie peur en Israël. Au même moment, on a assisté à la création du droit international actuel, dont les actes fondateurs sont la Convention sur le génocide, le tribunal de Nuremberg ou la Convention de Genève. Le fait qu’Israël soit aujourd’hui accusé de crimes de guerre et potentiellement de génocide est, bien sûr, très difficile à concilier et penser. Israël a toujours soutenu qu’en raison de l’Holocauste, il devait bénéficier - pour utiliser un terme inapproprié - d’un « traitement spécial ». Il ne devrait pas être considéré comme les autres pays. (...)
Ce qui m’a le plus frappé, c’est à quel point les Israéliens sont tout simplement totalement indifférents à ce que fait Israël à Gaza. Soit ils ne veulent pas savoir, soit ils y sont indifférents. Le coût destructeur de la guerre pour les Palestiniens à Gaza n’est pas nié, mais la réponse est simplement : « Nous ne voulons pas en savoir plus. On s’en fiche. » D’autres personnes, qui connaissent Israël, m’ont indiqué avoir fait le même constat.
L’attitude générale est que ce que le Hamas a fait le 7 octobre, tous les habitants de Gaza l’ont soutenu. Par conséquent, ils doivent tous être anéantis. Il y avait déjà, avant le 7 octobre, une grande indifférence à l’égard du sort des Palestiniens (...)
Ce qui frappe aussi en Israël est le sentiment d’insécurité très fort. Les Israéliens ne se sentent pas en sécurité. Ils ne peuvent donc pas penser politiquement. Des dizaines de milliers d’Israéliens sont sans abri, le Nord a été dévasté [par la guerre de bombardements que se mènent Israël et le Hezbollah depuis le 7 octobre, ndlr]. Pourtant le gouvernement n’a aucune stratégie militaire. Les Israéliens sont encore dans leur propre choc du 7 octobre, avec un fort sentiment d’être victimes, d’abord du Hamas, mais aussi en raison de l’abandon par l’armée et de l’État. Tout cela les rend moralement indifférents à ce qui se fait en leur nom. (...)