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Le Formica, une histoire d’amour toxique
#plastiques #formica #pollutions #pathologies
Article mis en ligne le 14 avril 2025

Dans Les Années, Annie Ernaux, née en 1940, évoque le temps de sa jeunesse : « Le progrès était l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé des enfants, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et à la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout-à-l’égout, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome.1 » Aux côtés des antibiotiques et de l’énergie nucléaire, le Formica – qualifié de « formidable » par les publicitaires dès 1956 – devient ici l’étendard familier de l’optimisme d’après-guerre et de l’adhésion d’une société au dessein modernisateur. On plonge au cœur de la période que Jean Fourastié baptise en 1979 les « Trente Glorieuses » – un syntagme qui a fait florès, mais est aujourd’hui controversé.

(...) des historien·nes lui préfèrent le nom de « Trente Ravageuses », afin de souligner le rapport prédateur que la modernité industrielle a alors instauré avec l’environnement3.

Le cas du Formica permet de relire cette séquence sous l’angle de sa matérialité, en prenant acte des renouvellements critiques dont son histoire a fait l’objet. Faudrait-il dès lors restituer au Formica le sens étymologique de son épithète publicitaire, esquissant la silhouette d’un « effroyable » plastique ? (...)

L’invention du Formica est permise par celle, en 1907, de la Bakélite, premier plastique entièrement synthétique issu de la réaction du phénol et du formol, tirés respectivement du goudron de houille et des gaz de fours à coke6. Ce polymère thermodurcissable n’est pas conducteur et résiste à la chaleur : il forme en cela un parfait ersatz aux substances naturelles, rares et coûteuses, utilisées comme isolants par l’industrie électrique (...)

Fort de son succès étatsunien, la Formica Company décide en 1946 de conquérir de nouveaux marchés en Europe par un accord avec la firme britannique De La Rue, laquelle se charge à son tour de sa diffusion continentale. (...)

L’âge d’or du Formica est intimement lié à la « société de consommation », qui voit les Français·es augmenter leurs dépenses. Ces dernières doublent une première fois entre 1948 et 1960, puis à nouveau entre 1960 et 1973. Le budget des ménages connaît une transformation structurelle, marquée par la hausse des achats destinés à l’équipement du logement. Pour les classes moyennes et populaires, le mobilier en Formica s’achète souvent à crédit, ressort essentiel de sa démocratisation selon Sabine Effosse (...)

suivant un argumentaire voisin du slogan « Moulinex libère la femme ». Les réclames Formica abondent en ce sens, comme en 1957 : « Sans importance, le verre renversé, l’encrier répandu, la cigarette oubliée, un coup de Spontex en efface toutes les traces. »

L’histoire du Formica des décennies 1950 à 1960 partage donc, à première vue, tous les traits d’une success story, jusqu’à ce que, suivant une périodisation fort commune, les chocs pétroliers et la crise économique subséquente viennent sonner le glas des « Trente Glorieuses » et du Formica, que les meubles plastifiés paraissent à leur tour démodés et que la désindustrialisation, enfin, frappe de plein fouet la haute vallée de l’Aude, provoquant finalement la fermeture de l’usine en 2004. (...)

Une « autre histoire des “Trente Glorieuses” » s’ébauche alors, vision nouvelle que l’on doit aux historien·nes réuni·es en 2013 par Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil12. L’habituelle comptabilité du progrès économique se confronte à un autre décompte : celui des dégâts engendrés par les choix technologiques des décennies d’après-guerre. Les « débordements industriels », désormais objets d’histoire, renouvellent profondément nos connaissances sur les sociétés industrielles. Cap sur la manufacture de Quillan, où l’existence de dégâts, sanitaires comme écologiques, se vérifie. Un récit incarné et territorialisé bouscule ainsi les savoirs et les représentations nostalgiques sempiternellement associés au Formica.

Le plastique dans la peau

Le premier terrain qu’investit cette autre histoire a trait aux risques sanitaires dans l’usine. À Quillan, il arrive en effet que l’on meure de son travail. (...) pour la seule année 1970, on dénombre 110 blessures, majoritairement musculaires ou affectant les mains et les pieds. (...)

Il existe en revanche une forme de risques sanitaires à la fois plus discrète et plus spécifique à l’industrie du plastique : les pathologies induites par l’exposition aux résines. (...)

Si les maladies professionnelles sont des manifestations physiologiques, elles sont également une reconnaissance légale : à la suite de déclarations répétées, lesdermites engendrées par le formol sont indemnisées en 1963.

Mais cette reconnaissance ne change rien à l’inefficacité des efforts prophylactiques (aération des locaux, application préventive de pommades…). Dans la pratique, les nouvelles recrues travaillent au contact du formol, jusqu’à ce que celles chez qui point une dermite soient mutées et périodiquement auscultées. Elle ne retranche rien non plus à l’euphémisation tenace des troubles. (...)

L’inégalité sociale face au risque est ici flagrante : ce sont les ouvrières, et en l’occurrence plutôt les ouvriers, du bas de la hiérarchie (aides de laboratoire ou nettoyeurs des machines) qui manipulent quotidiennement le formol toxique. (...)

Dans les années 2000 émerge la question des cancers que provoqueraient les matières premières du plastique, en premier lieu chez celles et ceux qui y sont exposé·es à l’usine. Sur la base d’études épidémiologiques, une enquête de 2006 orchestrée par le Centre international de recherche sur le cancer, agence intergouvernementale créée en 1965 par l’Organisation mondiale de la santé, conclut à la cancérogénicité du formol17. Une nouvelle étude de 2012 confirme ce verdict en identifiant ces pathologies (cancers des fosses nasales, leucémies). Les cancers des voies respiratoires consécutifs à l’exposition au formol complètent ainsi en 2009 la liste des maladies professionnelles indemnisées par la Sécurité sociale. (...)

En eaux troubles

L’industrie du Formica est la cause de dégâts écologiques, faisant du canton de Quillan le plus pollué du département par les rejets industriels. Dès les années 1950, les doléances des riverain·es et des pêcheur·euses se font entendre face aux nuisances engendrées par l’établissement classé : les « odeurs de produit chimique fort désagréables » (le formol a priori) et les « nappes huileuses » dans le fleuve20. À l’aube de cette décennie, les déversements industriels ne sont pas nouveaux : la chapellerie contaminait déjà le fleuve. C’est plutôt la nature des pollutions, désormais hautement toxiques, qui change avec l’avènement de la plasturgie. (...)

L’industrie du Formica est la cause de dégâts écologiques, faisant du canton de Quillan le plus pollué du département par les rejets industriels. (...)

Une histoire d’amour toxique

Le Formica est donc un plastique emblématique du nouvel ordre matériel qui émerge après la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi une marchandise à l’heure de la démocratisation de l’équipement domestique. C’est enfin un symbole culturel des « Trente Glorieuses », habillé d’affects forts. (...)

Le Formica, auquel la seconde main assure aujourd’hui une deuxième jeunesse dans les brocantes en vertu de son lustre indemne et de ses teintes acidulées, a bel et bien joué son rôle dans l’avènement d’un monde toxique. Il en va ainsi des plastiques produits à large échelle au moyen de substances carbonées dangereuses, en poursuivant d’abord des objectifs de rentabilité financière qui conduisent les promoteur·rices de ces artefacts modernes à occulter leur coût réel, humain et écologique.