
Cécile Laborde analyse les conceptions de la laïcité qui se sont affrontées depuis la loi de 2004, interdisant le voile à l’école. Elle défend un « républicanisme critique », qui tient bon sur la neutralité de la sphère publique mais accepte le pluralisme culturel de la société.
Comme tout débat passionnel, celui autour de la loi interdisant le voile à l’école, promulguée le 15 mars 2004, s’est rapidement polarisé. D’un côté, celles et ceux qui se vivaient comme des vigies républicaines ont été accusés de défendre une logique liberticide voire islamophobe. De l’autre, les personnes les plus hostiles au texte ont été soupçonnées de n’avoir aucun égard pour la chose commune, voire d’être les idiots utiles de l’intégrisme religieux.
Professeure de théorie politique à l’université d’Oxford, Cécile Laborde échappe à ces polarisations. Avec son ouvrage Français, encore un effort pour être républicains ! (Seuil, 2010), elle a proposé un traitement original des controverses générées par la loi de 2004. L’enjeu, pour elle, consistait à « réhabiliter et refonder un républicanisme de gauche, [lequel ne pouvait] être qu’un républicanisme critique ». Pour Mediapart, elle revient sur sa position et analyse les transformations délétères du débat public sur la laïcité, intervenues depuis deux décennies. (...)
La société française est ainsi marquée par une tradition de « catho-laïcité ». Des pratiques de reconnaissance officielle de la religion historiquement majoritaire persistent, notamment à travers le financement public des écoles privées catholiques, plus important que dans d’autres pays, ou encore à travers l’exception de l’Alsace-Moselle où s’applique un régime concordataire. La plupart des demandes de laïcité que l’on a faites en France, depuis 2004, ont pourtant été adressées aux musulmans. (...)
De l’autre côté, il y avait un républicanisme multiculturaliste, inspiré de certaines tendances de la théorie politique anglophone. Il se veut tolérant des différentes identités, très pragmatique dans son approche. L’écueil dans lequel il tombe est une manque de fermeté sur des principes qui me semblent importants.
Par exemple, on peut reconnaître que la « catho-laïcité » à la française peine à traiter les musulmans de manière impartiale, sans abandonner le principe de neutralité religieuse de l’État républicain. De même, on peut admettre que l’intégration nationale « aveugle aux différences » est en pratique aveugle au racisme et à la discrimination, sans souhaiter que les citoyens voient leurs identités particulières reconnues par l’État. Le plus important, c’est qu’ils puissent être des citoyens à part entière, non dominés. (...)
La laïcité se décline selon les trois idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, et j’ai proposé une interprétation de ces trois idéaux sous l’angle de la « non-domination ».
Prenons la liberté. Pour les républicains classiques, l’interdiction du hidjab était vue comme un moyen d’émancipation. Mais je ne partage pas l’argument paternaliste selon lequel c’est à la puissance publique de libérer les filles, fût-ce par la contrainte. Souvenons-nous d’ailleurs que la commission Stasi [dont les travaux ont préparé le projet de loi – ndlr] n’a auditionné aucune femme portant le voile. L’alternative de la non-domination, c’est de penser que l’école sert avant tout à éduquer à l’autonomie, à donner à chaque jeune des outils pour se prémunir des tentatives de domination quand il ou elle sera adulte. (...)
À mon sens, il s’est même produit trois types de dérive. Premièrement, le domaine d’application de la laïcité s’est étendu de manière déraisonnable. Il y avait un vrai débat à avoir à propos d’élèves mineurs, mais depuis vingt ans on parle d’une extension de l’exigence de neutralité aux mères d’élèves qui accompagnent des voyages scolaires, aux usagers de piscines ou de plages, ou encore à des étudiants. On perd totalement de vue que la laïcité n’a pas été conçue comme un principe de neutralité de la société.
Deuxièmement, on a assisté à une « substantialisation » de la laïcité. Elle a été investie d’un fonds culturel censé être partagé par tous les citoyens. On exige à la fois une assimilation et une invisibilisation du religieux qui ne sont pas du tout dans l’esprit de la loi de 1905. On finit par se demander s’il est possible d’être à la fois musulman et français à part entière.
Troisièmement, la laïcité a été érigée en solution à tous les problèmes. Cette tendance a été accélérée par les tristes scènes d’attentats terroristes que la France a connues. Mais les sources du terrorisme et de la radicalisation islamiste sont beaucoup plus profondes qu’un éventuel défaut de laïcité. (...)
Lire aussi :
– Loi de 2004 : « En vingt ans, rien n’a évolué alors qu’on est une nouvelle génération »
Deux décennies après la promulgation de la loi interdisant les signes religieux à l’école, Mediapart donne la parole à trois femmes concernées par les interdictions successives de 1994, 2004 et 2023.