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Club de Mediapart/Jerome LEBRE Ancien directeur de programme au Collège international de philosophie
Le blocage, toujours nouveau, toujours imprévisible
#bloquonstout #blocage
Article mis en ligne le 16 septembre 2025
dernière modification le 11 septembre 2025

Ce ne sont pas « encore des grèves », « encore des manifestations », ce n’est pas la répétition d’un « pas content, pas content ». Le 10 septembre est bien plutôt une étape dans le passage inventif de la manifestation à l’occupation, de la concentration du peuple en marche à la dissémination des lieux de blocage, d’installation et de réflexion politique.

Il y a deux types de répétition. Ou celle-ci n’est que le retour incessant à l’identique, érodant le sens jusqu’à ce qu’il n’en reste rien ; ou elle est de l’ordre d’une reprise créatrice, d’une relance réinventant à chaque fois ce qu’elle tente ou ce qu’elle affirme, donnant naissance à de nouvelles formes qui n’étaient pas prévisibles.

La « politique » de notre ex-gouvernement et les discours de notre ex-Premier ministre sont du premier type (qu’il soit donc clair que ce paragraphe n’apprendra rien à personne) : ils ressassent des diagnostics (la dette de la France augmente en raison des dépenses publiques, les Français ne travaillent pas assez, etc.) et des solutions (économiser, travailler plus, etc.) qui s’invalident mutuellement puisque l’application pendant des décennies de ces « solutions » n’ont rien changé aux diagnostics. La répétition s’avère ici aveugle à son propre passé, à la spécificité du présent, et ce qui est le pire, face à l’avenir : ne puisant rien dans ce qui se modifie et s’invente au cœur de la société, cette « politique » s’en tient au préjugé que tout est comme elle, c’est-à-dire que rien ne s’invente, que rien ne fait sens (...)

Le travail, la production, la consommation, sont alors autant de « valeurs » tout aussi quantifiables, monnayables ; elles sont censées combler la dette ; elles ne le font jamais, et ne parviennent qu’à donner un rythme quotidien au retour à l’identique du même sacrifice au nom de la non-valeur ou du non-sens (...)

L’autre répétition est celle de la résistance à cette politique nihiliste. A la différence de ce qu’elle refuse, elle est justement, à chaque fois différente. Évidemment, tant que l’on reste voué à la production, qui sacrifie a priori toute nouveauté, on sacrifie aussi allègrement la résistance à la répétition : « encore une grève » ! « Encore une manifestation ! » Ou selon la pauvre ironie de Bayrou, citant une formule du film "Astérix et Obélix, Mission Cléopâtre", qui, évidemment, se répète : « pas content, pas content ! ». Et pourtant, à chaque fois, c’est autre chose. Ce n’est pas seulement que les grèves ne se déroulent jamais exactement de la même manière, de même que les manifestations, ou bien que se modifie la relation entre grèves et manifestations. Mais c’est bien qu’à partir d’elles et au-delà d’elles des formes d’action émergent en permanence. (...)

faire obstacle à la fausse progression de la production qui nous ressert toujours les mêmes produits et nous impose le même emploi du temps, aux injonctions vides et répétitives à « l’efficacité » et à « l’innovation », d’une manière directe, concrète, réelle, c’est-à-dire sous la forme d’un arrêt manifesté comme tel. Qu’y a-t-il là de nouveau ? Répondons : encore rien, puisque nous parlons justement de continuité ; mais déjà quelque chose, puisque les formes d’arrêts sont de plus en plus manifestes. Cette continuité implique alors le glissement progressif du mouvement concentré des manifestations urbaines vers la dissémination des lieux d’occupation ; c’est donc une dynamique paradoxale, qui invente de nouvelles formes de résistances statiques, à partir desquelles le mouvement peut être concrètement relancé. C’est ainsi que se relancent la grève, et au-delà d’elle, le « blocage », indissociable de ce qu’il nous faut nommer une installation : car c’est bien à partir de celle-ci que la politique redevient possible.

Donc ce qui change le moins, ce sont, paradoxalement, les « manifestations » : celles-ci ont pu répondre pour un temps (à vrai dire indéterminé : on pourrait dire deux siècles) à l’exigence de ne pas seulement faire grève, dans la mesure où la grève, en tant que telle, n’était pas assez « manifeste ». Elles n’y répondent plus vraiment : ces marches qui vont, un jour donné, d’un point à un autre, puis se dissolvent, se répètent sans rien obtenir ; la résistance à la réforme des retraites a trop épousé cette forme, tranquillement circonscrite par le pouvoir exécutif dans le champ de la « liberté d’expression », tandis que se poursuivait d’une manière inexorable le « processus démocratique » menant du projet de loi à sa promulgation.

En revanche, la grève se transforme. Elle le fait parce que sous sa forme classique, celle du simple arrêt de travail, elle a été sciemment réduite à presque rien par les législations néolibérales : la multiplication des emplois précaires, y compris sous la forme de l’auto-entreprenariat, le bas niveau des salaires, font que la mobilisation des grévistes devient difficile ; dans ce contexte les entreprises comme l’État ont les moyens de supporter sans réel danger économique des prolongations de la grève que ne peuvent endurer celles et ceux qui la font, ni celles et ceux qui la subissent réellement (...)

la grève n’a plus de sens que si elle a pour horizon de devenir générale, de tout arrêter.

Et c’est pourquoi la grève a changé sa relation au blocage. Celui-ci a toujours été offert aux grévistes une capacité de renforcement et de défense de leur action : en bloquant l’accès ou le fonctionnement d’une unité de production, ils pouvaient éviter leur remplacement par des intérimaires recrutés en urgence par les entreprises. Mais dans la mesure où la plupart des grèves sectorielles ont peu d’impact, la possibilité s’est ouverte que les grévistes, avec d’autres (chômeurs, étudiants, retraités, etc.) bloquent des unités de production plus stratégiques que les leurs, ou par l’occupation, ou en en interdisant l’accès. Il est également possible de bloquer des chantiers en les occupant, voire en s’installant dans les zones concernées, et c’est ainsi que sont nées les « zones à défendre ». (...)

Les « Printemps arabes », mouvements populaires dressés en 2010-11 contre des régimes autoritaires, dictatoriaux, corrompus, incapables de juguler le chômage et l’inflation et d’offrir un quelconque espoir aux jeunes, avaient déjà privilégié, des les sit in d’Alger d’août 2010 aux rassemblements sur la place Tahir au Caire, l’occupation statique des espaces publics. L’efficacité de ce mode d’action dans un contexte répressif avait frappé les esprits y compris en Occident : il fut ainsi repris dès 2011 par les « Indignés » espagnols puis européens, ainsi que par le mouvement Occupy Wall Street ; mais cette fois-ci la cible était la dictature des marchés, indissociables d’une démocratie représentative qui avait sauvé les banques avec l’argent public en 2008, tout en s’avérant trois ans après toujours incapable de proposer à ses citoyens autre chose qu’une succession de sacrifices. En 2013 le « Printemps turc » relançait ces revendications sur la place Taksim, dans un contexte impliquant également un autre enjeu celui de la défense de la laïcité. En 2016, le mouvement français « Nuit debout » essaimait sur les places publiques françaises, joignant au refus des inégalités sociales une volonté de réformer les institutions, de faire émerger de l’intelligence collective une nouvelle constitution. A la fin de 2018, le mouvement des « Gilets jaunes » faisait plutôt ressortir les contraintes subies par une classe moyenne fragilisée, qui ne pouvait boucler ses fins de mois, et n’en avait pas moins un projet politique, celui d’une démocratie à la fois plus participative et plus directe. Le mouvement « Bloquons tout » du 10 septembre 2025 est la relance de toutes ses actions antérieures, mais diffèrent encore d’elles : sa première référence est au confinement qui a marqué un long moment de pause contrainte, avant que l’idée de rester chez soi, qui pousse jusqu’à la non-manifestation, jusqu’au silence également, la manifestation de la résistance, sorte de ce paradoxe en se laissant déborder par d’autres modes d’action, allant des grèves et de la traditionnelle « manifestation » à l’installation sur les ronds-points, aux blocages des sites stratégiques et des voies de communication. C’est alors précisément par la relance disséminée de ces manières de résister que le 10 septembre se caractérise : bloquer « tout » veut donc dire inventer une version entièrement dispersée, y compris dans l’espace, de cette « totalité » qu’est la société.

Ces différences de tonalité sont dues à des changements de contexte impliquant que ce sont pas les mêmes acteurs qui se présentent et qu’ils ne le font pas de la même manière. (...)

L’originalité du 10 septembre se trouve alors dans la diversité des stratégies, mais aussi dans leur localisation qui est aussi une dispersion, chaque région décidant de ses modes d’action en puisant dans le répertoire des manifestations antérieures – une organisation locale qui rappelle plutôt celle promue par les Soulèvements de la Terre.

Que peut-on objecter à cela ? Que le « 10 septembre » est rendu inutile par la chute du gouvernement Bayrou ; mais c’est ignorer que tous ces mouvements partent du principe (largement confirmé par l’expérience) qu’un changement dans l’exécutif ne change rien à une politique cadrée par des institutions qui en sont historiquement réduites à organiser leur propre soumission aux impératifs anti-sociaux du néolibéralisme. (...)

On peut également objecter que bloquer est le contraire d’avancer : le Président Hollande ironisait déjà ainsi sur les jeunes de Nuit debout. Mais c’est faire semblant de ne pas voir que « progrès » et « mobilité » sont les versions temporelles et spatiales de la pire des immobilités, celle d’une répétition qui n’innove ou n’invente plus rien, contre laquelle on lutte justement en s’arrêtant vraiment ; c’est ne pas voir, que l’on fasse semblant ou non, que la création, l’invention, qu’elles soient individuelles ou collectives, exigent une forme de station, d’installation en un lieu, d’où émergent des idées. On prouve le mouvement en marchant, on prouve que l’on pense, que l’on débat, que l’on réfléchit, en s’arrêtant. (...)

Le 10 septembre a donc tout simplement commencé bien avant son arrivée. Et ce n’est pas pour autant que l’on sait comment il va se dérouler : l’étoffe de l’attente fait bien au contraire ressortir la dimension d’imprévisibilité de ce qui aura effectivement lieu – le 10 septembre et au-delà.

Certes, un double danger guette la résistance. Le premier est le désabusement : les mouvements précédents entendaient changer le monde, ou du moins modifier un fonctionnement gouvernemental, mais a posteriori ils semblent avoir expérimenté le même échec face au rouleau compresseur des institutions centralisées et des processus économiques mondialisés. Le second risque est que des corps constitués (syndicats ou partis) transforment effectivement en répétition stérile ce qui a émergé hors d’eux, et que le 10 septembre ne soit effectivement qu’une journée de grève et de manifestation comme une autre.

Face au désabusement, on affirmera qu’il est toujours trop tôt pour parler d’échec. (...)

Face aux capacités de désamorçage de la créativité dont dispose les corps constitués, on rappellera qu’ils sont indispensables dans leur capacité à organiser l’action, mais qu’il faut également que ces corps soient débordés. Ils sont fait pour l’être : ils le sont déjà et le seront nécessairement, par la conjonction de l’utilisation d’internet de l’inventivité propres aux lieux d’installation.

Tout bloquer, c’est ainsi s’installer quelque part pour donner une nouvelle forme au Tiers-État : On ne peut savoir ce que cela donnera, tout en sachant que ce ne sera ni tout, ni rien, mais quelque chose.

J. Lèbre, auteur d’Eloge de l’immobilité Desclée de Brouwer, 2018 et de Repartir, une philosophie de l’obstacle, PUF, 2023.