
Mise en avant de figures climatosceptiques, rhétorique rassuriste... La Société de géographie, la plus vieille du monde, est un « bastion du climatoscepticisme en France », dénoncent des géographes démissionnaires.
Elle est la plus ancienne société de géographie du monde, fondée à Paris en 1821. Des figures savantes des plus illustres ont garni la liste de ses présidents et sociétaires successifs, de Pierre-Simon de Laplace à Alexander von Humboldt, en passant par Élisée Reclus ou Jules Verne. De ce glorieux passé au service de la science, ne reste-t-il aujourd’hui qu’un insidieux groupe d’influence climatosceptique ?
C’est la crainte qui secoue aujourd’hui la Société de géographie. Deux de ses membres, le géographe Damien Deville et le cosmographe Maxime Blondeau, ont démissionné avec fracas de l’institution le 6 novembre dernier, en dénonçant sa « proximité avec le climatoscepticisme ». En cause, le choix de la Société de remettre son Grand Prix 2024, le 30 novembre prochain, à Sylvie Brunel, géographe régulièrement au centre de polémiques sur le changement climatique.
La mise en avant d’une personnalité si controversée intervient dans un contexte déjà tendu. (...)
ès 2010, la Société de géographie couronnait Claude Allègre, emblème français historique du climatoscepticisme, récompensé spécifiquement pour son ouvrage L’Imposture climatique, un livre pourtant truffé d’erreurs et d’inculture scientifique.
Une rhétorique climato-rassuriste
Une année auparavant, en 2009, la Société de géographie se dotait d’un nouveau président, Jean-Robert Pitte. Ce géographe, spécialiste du paysage, tient un discours qui emprunte à la rhétorique dénialiste et entretient le doute sur l’origine humaine du changement climatique, au mépris du consensus scientifique sur le sujet. (...)
Tout juste concédait-il que les gaz à effet de serre « jouent un rôle » dans le réchauffement. Avant d’insister sur les « heureuses conséquences » du changement climatique qui n’est « pas nécessairement » une catastrophe (...)
Cette posture « rassuriste » — dernier avatar du climatoscepticisme qui ne nie plus la réalité du réchauffement, mais conteste la notion d’urgence et les alertes lancées par les climatologues — est devenue récurrente dans les milieux conservateurs. L’urgence climatique remettant en cause les fondements de notre organisation sociale et économique, mieux vaut minimiser l’urgence plutôt que de risquer de délégitimer l’ordre établi.
Cette approche est aussi celle de Sylvie Brunel. En 2019, elle signait une pétition clamant « Il n’y a pas d’urgence climatique » et écrivait une tribune dans Le Monde affirmant que « le changement climatique n’est pas forcément une mauvaise nouvelle ». (...)
oi inébranlable en la capacité du génie humain à surpasser les limites physiques du monde… « La ressource est inépuisable car elle dépend de l’ingéniosité humaine. »
Contactée, la géographe plaide le quiproquo. « Je ne signerais plus cette pétition aujourd’hui. Il est certain que l’emballement climatique est d’origine humaine, le Giec [1] est catégorique. J’essaye maintenant d’être plus nuancée dans mes interventions, j’ai conscience que mon optimisme volontariste peut choquer face aux multiplications des catastrophes. Mais mon propos est d’insister sur l’urgence de l’adaptation : c’est notre manque d’anticipation qui aggrave le problème », dit-elle à Reporterre.
Pas de déni climatique frontal, donc. Mais une rhétorique rassuriste persistante lorsqu’on lui demande s’il n’y a pas un risque que nos sociétés soient confrontées à des « limites dures » à l’adaptation, si l’on n’accentue pas drastiquement nos efforts climatiques, ainsi que le souligne le dernier rapport du Giec. « Les limites d’aujourd’hui pourraient être repoussées par l’ingéniosité humaine et les solutions que trouveront les générations futures. » Et de prendre Abu Dhabi, capitale des Émirats arabes unis, comme emblème de la résilience et du génie humain. « Des gens issus de pays où il y a de l’eau viennent dans ce désert pour élever leurs enfants et trouver un revenu ! » (...)
La géographie, idéal moderniste ébranlé par le climat
Ce type de discours est en réalité symptomatique de biais profondément ancrés chez nombre de spécialistes de la discipline. (...)
La géographie, discipline qui a mis l’humain au centre de la carte, peine à digérer la nouvelle blessure narcissique infligée à l’humanité et à son hubris par le choc frontal qu’est l’Anthropocène.
Certains poussent toutefois pour tourner la page. (...)
Interrogé sur ses prises de position et celles de la Société qu’il préside, Jean-Robert Pitte n’a pas souhaité répondre à Reporterre. Il bénéficie en revanche d’une certaine notabilité : il présidera, pour l’année 2025, l’Académie des sciences morales et politiques. L’une des cinq prestigieuses académies de l’Institut de France, au côté de l’Académie des sciences ou de l’Académie française. La première conférence organisée sous sa présidence, gratuite et ouverte au public, sera donnée par… Sylvie Brunel.
Cette Académie des sciences morales et politiques vient par ailleurs d’envoyer un signal inquiétant quant à ses dispositions vis-à-vis de la climatologie. Le 15 novembre, elle a abrité un colloque rassemblant la fine fleur du climatoscepticisme français, ainsi que l’a relaté un article du Nouvel Obs. L’Académie s’est désolidarisée de l’événement, ayant simplement prêté une salle aux organisateurs. Parmi lesquels on retrouve pourtant l’une des membres de l’Académie, Chantal Delsol, philosophe réactionnaire à son aise dans les cercles « climatoréalistes ».
« Nous ne sommes qu’à l’aube d’une guerre d’opinion contre la science. La Société de géographie n’est qu’un exemple parmi d’autres d’un climatoscepticisme rampant », alerte Maxime Blondeau. (...)