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Carta Academica, collectif d’universitaires belges qui a décidé d’intervenir dans le débat public
La guerre juste, de Boutcha à Rafah
#israel #palestine #Hamas #Cisjordanie #resistance #CIJ #AfriqueduSud #UE #USA
Article mis en ligne le 17 janvier 2024
dernière modification le 15 janvier 2024

Choisir son camp en 2024 semble plus facile en Ukraine qu’à Gaza. Le Hamas et le gouvernement Netanyahou ont tous les deux parié sur le terrorisme, au mépris de la vie humaine. Pour comprendre le conflit, il faut rendre compte du soutien actif du gouvernement israélien pour l’ennemi qu’il cherche aujourd’hui à détruire en massacrant un peuple entier pris en otage. Par Pieter Lagrou

24 février 2022 – 7 octobre 2023. Deux dates, deux guerres qui marquent notre présent et notre avenir, mais de façons contrastées. L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe fut légitimée par des arguments faux au point d’être ridicules : un génocide des russophones en cours, perpétré par un régime néo-nazi. Si le conflit est clivant, il l’est plutôt de façon rassurante : les conspirationnistes d’un côté, les gens sensés de l’autre. (...)

L’invasion russe a failli déstabiliser l’Europe : crise énergétique et alimentaire, inflation, accueil de millions de réfugiés, mais l’Europe a tenu bon.

Le calcul de Poutine s’est révélé mauvais. Mais la guerre est toujours en cours. Européens et Américains ont choisi avec une grande constance de fournir assez d’armes à l’Ukraine pour éviter qu’elle ne perde et juste pas assez pour qu’elle gagne. C’est un pari que l’Ukraine et le reste du monde risquent de payer cher si Donald Trump réoccupe la Maison Blanche et si les Viktor Orban et Geert Wilders de ce monde réussissent leur coup. (...)

Cette autre guerre, celle qui a débuté le 7 octobre 2023, nous impacte objectivement moins. Nos approvisionnements en gaz et en blé ne risquent pas d’en pâtir, l’inflation est plutôt repartie à la baisse depuis son déclenchement et quand bien même les 2.2 millions de Gazaouis voudraient s’enfuir en Europe pour échapper au carnage, les armées israéliennes et égyptiennes les en empêchent avec une efficacité parfaitement meurtrière. Et pourtant, le conflit est autrement clivant. Son impact émotionnel est inversement proportionnel à son impact matériel. L’incursion du Hamas en territoire israélien, les massacres, atrocités et enlèvements sont bien réels. Il était donc légitime que l’armée israélienne riposte. La riposte d’une armée régulière à une attaque terroriste est toujours disproportionnée, mais la question qui s’est rapidement posée est celle de savoir jusqu’où nous pouvons supporter la disproportion. (...)

Ce qui rend la riposte insupportable est la situation particulière de Gaza, où 2.2 millions de personnes se trouvent enfermées, piégées, dans un enclos de 40km sur 6, maximum 12km. C’est la proportion entre victimes civiles et militaires, entre blessés et morts, mais aussi la destruction systématique des habitations, hôpitaux, écoles, la privation d’eau, nourriture et électricité qui ont pris la dimension d’une catastrophe humanitaire sans précédent, que beaucoup de juristes, voire, certains historiens spécialistes de la question, n’hésitent pas à qualifier de génocide. (...)

Nous sommes donc, depuis le 7 octobre face à deux atrocités d’un autre ordre et d’une autre nature. L’une et l’autre doivent être dénoncées, mais un débat qui part de l’exigence de condamner les deux à parts égales et dans les mêmes termes ne peut qu’être absurde. Nous n’assistons pas seulement à un dialogue de sourds, mais à une escalade qui est dangereuse pour la démocratie, où les accusations de racisme, d’antisémitisme, d’islamophobie, de fanatisme, d’apologie du terrorisme et de génocide fusent.

La bonne riposte

Il n’y a pas de bonne riposte à une attaque terroriste, mais il y en a de très mauvaises. La riposte disproportionnée est précisément le but poursuivi par toute attaque terroriste. (...)

forcer l’agressé à se mettre dans la position d’agresseur, lui faire porter la responsabilité d’un nombre beaucoup plus important de morts pour le délégitimer, voire déstabiliser l’ordre régional ou mondial.

Il y a d’illustres précédents à cette stratégie (...)

L’utilité du Hamas pour Netanyahou est facile à comprendre. Il ne s’agit pas seulement de diviser pour mieux régner, mais plus encore de promouvoir la force politique palestinienne la moins fréquentable, celle qu’on peut le plus facilement disqualifier comme interlocuteur dans un éventuel processus de paix. Celle qui prône, comme lui, le recours à la violence ; et à ce jeu, il n’est point à en douter, c’est Israël et son armée, parmi les plus fortes du monde, qui sortira gagnant. Cherchez l’erreur. Mais que s’est-il donc passé le 7 octobre, et à qui profite le crime ?

Israël ne dispose pas seulement d’une des armées les plus fortes du monde, mais aussi des services de renseignement les plus performants. C’est bien ce qui a permis à Netanyahou de jouer à un jeu si dangereux avec le Hamas. Les services secrets israéliens disposaient depuis plus d’un an du détail du plan d’attaque qui fut mis en œuvre le 7 octobre. (...)

Malgré des renseignements précis et des analyses qui se sont avérées par la suite, les autorités israéliennes ont décidé de les ignorer. La raison avancée est qu’elles ne croyaient pas le Hamas capable d’une opération d’une telle envergure. Aucune mesure ne fut prise (...)

Dès le 7 octobre, le gouvernement Netanyahou a changé de politique : désormais l’objectif n’est plus de favoriser le Hamas par tous les moyens, mais de l’éradiquer totalement, quel qu’en soit le prix en termes de victimes civiles, de destructions et déplacements. Ce brusque revirement obtint aussitôt le soutien total et inconditionnel des tous ses alliés qui se sont dépêchés sur place pour exprimer leur solidarité. Une aubaine pour Netanyahou.

Empêtré dans une série de scandales de corruption, son impunité tient à sa capacité à se faire réélire, ce qui l’a poussé à former en décembre 2022 un gouvernement de coalition avec des partis intégristes et racistes qui en appellent à l’éradication du peuple palestinien et à l’annexion de tous les territoires occupés. Le premier acte de ce gouvernement d’extrême droite a été de tenter de détruire l’autonomie du pouvoir judiciaire, ce qui a provoqué le plus important mouvement de protestations anti-gouvernementales de l’histoire de l’État d’Israël, mouvement particulièrement soutenu dans les milieux militaires et du renseignement. Seules leur révolte et leur frustration aujourd’hui permettent de comprendre leur loquacité sans précédent sur le détail de leurs avertissements ignorés. (...)

L’attaque du 7 octobre a permis de produire le miracle d’une union sacrée autour de Netanyahou, tant dans la politique interne israélienne que parmi ses alliés.[vii] Elle a fourni l’occasion de totalement réoccuper l’enclave de Gaza et de lancer une vaste opération d’expéditions sauvages par des colons surarmés et par l’armée d’occupation contre des villages palestiniens en Cisjordanie. Les colons et l’armée procèdent à des massacres, des violences et destructions à grande échelle, prenant les allures d’un nettoyage ethnique concerté. (...)

Netanyahou gouverne au mépris de la vie humaine, celle des Palestiniens comme celle des Israéliens. (...)

l’objectif d’éradiquer le monstre qu’il a lui-même tant soutenu, Netanyahou ne l’atteindra jamais. Les tueries aveugles en cours à Gaza assurent la relève de générations futures de brigades de martyrs. L’avenir du cycle de la terreur et de la contre-terreur est assuré Il aurait été de la responsabilité de tous ceux qui s’estiment amis de l’État d’Israël de retenir, plutôt que d’encourager Netanyahou dans sa folie meurtrière. Tuer de façon indiscriminée et disproportionnée la population civile à Gaza participe de la stratégie terroriste.

Cibler les responsables, dans une vraie lutte anti-terroriste, implique de mettre ses sponsors devant leurs responsabilités. (...)

On comprend parfaitement bien que Netanyahou préfère les bombardements aveugles à l’enquête sur les responsabilités pour les défaillances du 7 octobre.

En revanche, à force de se proclamer acteurs inconditionnels de la lutte contre le terrorisme, les gouvernements américain, français, britannique, allemand et italien se rendent eux aussi complices du terrorisme, qui est depuis plus d’une décennie la pierre angulaire de la stratégie de Netanyahou pour refuser toute négociation qui puisse nous sortir de ce cycle infernal.

Ce soutien aveugle est incompréhensible pour une bonne partie de l’opinion publique, même en Europe, aux États-Unis et en Israël. Il provoque un sentiment d’injustice et de colère. (...)

En plus d’être aveugle à ce qui se passe sur le terrain à Gaza, Biden est aveugle aux sondages qui montrent inexorablement le prix qu’il paye pour sa loyauté irrationnelle. (...)

Condamnons le terrorisme, menons l’enquête pour établir les responsabilités et épargnons, par pitié, les milliers et, en somme, les millions, de victimes innocentes. Ayons le courage et la clairvoyance de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre une fin à ces deux guerres, celle qui commença le 24 février 2022, comme celle qui commença le 7 octobre 2023.