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La concentration des médias en Allemagne : la presse écrite
#medias #Allemagne
Article mis en ligne le 16 novembre 2025
dernière modification le 10 novembre 2025

Décentralisation, indépendance vis-à-vis des groupes industriels et de l’État : le paysage médiatique allemand permet, par comparaison, de montrer que la situation française n’est pas une fatalité. Mais est-ce pour autant un modèle à suivre ? On fait le point. Cette deuxième partie se focalise sur le cas de la presse écrite.

Le marché de la presse allemande est à tous points de vue beaucoup plus important que le marché français. Il est le cinquième mondial et le premier européen. On y compte 319 journaux quotidiens (78 en France) avec un tirage de 12 millions d’exemplaires (7 millions en France). Le réseau de distribution est le plus dense du monde avec 116 000 points de vente (20 000 en France) [1]. Les cinq plus gros groupes de presse figurent parmi les plus prospères du monde avec des chiffres d’affaires dépassant le milliard d’euros, alors que le premier groupe français, le groupe Sipa Ouest-France, affiche en 2022 un CA de 560 millions d’euros. Les magazines allemands ne sont pas en reste, plus nombreux, plus lus et plus rentables que leurs homologues français, surtout en matière d’information politique et générale, avec des publications comme Der Spiegel ou Die Zeit [2].

Les journaux allemands bénéficient d’une forte adhésion de la population à la presse papier et aux informations régionales. De plus, la grande majorité des lecteurs sont abonnés (91 % contre 46 % en France) et reçoivent leur quotidien à domicile par portage, ce qui assure une grande souplesse de gestion aux entreprises de presse et un glissement plus facile vers un abonnement à la version numérique lorsque celui-ci est proposé. Ainsi, sur de telles bases, si la presse allemande connaît, comme les autres, une crise très importante depuis deux décennies, elle résiste mieux. Bien que les ventes de journaux aient été divisées par deux en 27 ans (1995-2022), elles restent très supérieures à celles des autres pays européens.

L’après-guerre et le retour des collaborateurs

À l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, les journaux français qui avaient collaboré, c’est-à-dire la grande majorité d’entre eux, furent mis sous séquestre et remplacés par les journaux de la Résistance. Le programme allemand était comparable (...)

En 1949, les contrôles cessèrent et la liberté de la presse fut rétablie, ouvrant la voie à 400 publications supplémentaires [5]. Parmi elles, nombre de journaux d’avant-guerre, compromis avec le nazisme, refirent surface. Certains d’entre eux avaient survécu à la fin de la guerre, grâce notamment aux lucratives petites annonces, mais surtout la plupart des imprimeries demeuraient leur propriété, leur conférant, en ces temps de fortes difficultés économiques, un avantage substantiel sur leurs concurrents. D’autant qu’à la fin des années 1940, la lutte contre les résidus du nazisme cédait peu à peu le pas, sur le plan idéologique, à la lutte contre le communisme soviétique, inaugurant la guerre froide [6]. D’où un certain laxisme vis-à-vis des ex-collaborateurs. Quant à la zone occupée par les soviétiques, le contrôle centralisé de la presse passa sans transition des nazis aux nouvelles autorités.

80 ans après, on constate que les détenteurs des 10 plus importants groupes de presse furent (eux-mêmes ou leurs aïeux) membres du NSDAP, le parti nazi, parfois à des postes importants [7] ou bien ont participé à la propagande du régime (...)

On constate ainsi, à partir de 1949, un retour en force des anciens propriétaires de journaux, voire anciens partisans des nazis, par un de ces retournements dont la classe dominante a le secret. (...)

Les rédactions autonomes de moins en moins nombreuses

Une bonne mesure de la concentration des journaux et de ses effets sur le pluralisme réside dans l’évaluation du nombre de rédactions autonomes. Par « rédaction autonome », on entend une rédaction qui couvre par ses propres journalistes l’ensemble des rubriques d’un journal. Les journaux achetés sont la plupart du temps privés de la couverture des questions de politique nationale et internationale, qui leur est livrée pour ainsi dire « clé en main » par le groupe propriétaire [10], et se voient cantonnés aux actualités locales, avec nombre de licenciements à la clé [11]. Même indépendants économiquement, de nombreux journaux achètent à d’autres les articles de politique générale, ne gardant qu’une rédaction locale. Un pluralisme de façade peut ainsi cacher de fortes concentrations internes (...)

Les règles anti-concentration dans la presse allemande sont, comme en France, celles du droit commun de la concurrence. Dans les deux pays, l’autorité de la concurrence n’intervient que si les chiffres d’affaires cumulés des entreprises concernées sont supérieurs à un certain plafond : 150 millions d’euros pour la France, 500 millions pour l’Allemagne. Au-dessus de ce chiffre, c’est l’office des cartels (Bundeskartellamt) qui vérifie que le projet d’achat ne met pas une entreprise de presse en position dominante, voire de monopole, dans la ville ou la région concernée.

Mais la loi allemande contient depuis 1976 une disposition spécifique à la presse : le plafond de chiffre d’affaires pris en compte, pour les entreprises de presse, est divisé par 20. D’où une multiplication des contrôles à partir de cette date et une baisse sensible des concentrations pendant les années 1980 et 1990, à l’exception notoire de la phase de réunification, au cours de laquelle les groupes de presse de l’ouest achetèrent la plupart de ceux de l’est. On notera au passage que la régulation par le plafond de chiffre d’affaires est un puissant moyen de contrôle des concentrations. (...)

Suite aux mesures anti-concentrations, la baisse du nombre de rédactions autonomes a ralenti. Mais la crise économique que subit la presse dans les années 2000, notamment sur le terrain publicitaire, va provoquer, sous la pression des gros éditeurs, une libéralisation croissante des concentrations. Le plafond de CA n’est plus divisé que par 10 en 2005, puis 8 en 2013, et enfin 4 en 2021. C’est à cette période que, selon Valérie Robert, « les groupes de journaux qui changent de mains sont de plus en plus gros, et [que] la presse suprarégionale n’est plus épargnée ». [15]

Une presse fortement concentrée

Beaucoup plus prospère que la française, la presse allemande était paradoxalement moins concentrée jusqu’à une période récente. (...)

Effet de cette concentration, la presse quotidienne allemande est en position de monopole dans un nombre de plus en plus important de villes et de Länder [18]. Particulièrement dans l’ancienne RDA, où les journaux du parti socialiste unifié (SED) furent achetés dans les premières années 1990 par les groupes de presse de l’ouest, perpétuant ainsi un monopole… devenu capitaliste. (...)

Ce faisant, les journaux de l’est se greffaient sur une tendance déjà à l’œuvre à l’ouest depuis de longues années. Car dans l’économie de marché endogame de la presse allemande, la seule solution, toute relative, à la crise de la presse réside dans les concentrations, qui permettent de réduire les coûts par des économies d’échelle et des licenciements, au prix du pluralisme. (...)

On aura remarqué la notable quantité d’investissements des groupes allemands dans des entreprises étrangères, y compris en France, alors que les médias français restent, à de rares exceptions près, centrés sur l’hexagone. Une question de capacité capitalistique, sans doute, mais aussi le fait que les médias français qui sont aux mains d’industriels se soucient peu d’exercer une influence politique dans des pays étrangers, alors que les allemands y voient une occasion d’étendre leur empire et d’augmenter leurs profits sans enfreindre les lois allemandes anti-concentrations.