Vidadi Isgandarli, virulent critique du pouvoir de Bakou, réfugié en France depuis 2017, a été poignardé à son domicile de Mulhouse. Face à ce qui pourrait être un assassinat politique commis sur son sol sur ordre d’une puissance étrangère, la France reste silencieuse.
Des services secrets d’États étrangers peuvent-ils, au nez et à la barbe des services de sécurité français, venir tuer des opposants politiques jusque dans leur chambre à coucher ? La question se pose avec insistance depuis qu’un blogueur critique du pouvoir azerbaïdjanais, Vidadi Isgandarli, a été retrouvé à son domicile de Mulhouse (Haut-Rhin), dimanche 29 septembre, le corps lardé d’une quinzaine de coups de couteau. Le sexagénaire est décédé des suites de ses blessures deux jours plus tard. (...)
Vidadi Isgandarli, un ancien procureur, était installé en France depuis 2017 après avoir fui l’Azerbaïdjan et s’être, dans un premier temps, réfugié en Géorgie. Il publiait régulièrement des vidéos dans lesquelles il prenait la parole, face caméra, afin de dénoncer « le régime dictatorial » d’Ilham Aliyev, à la tête de cet État du Caucase depuis 2003. Le militant, dont le compte YouTube compte près de 50 000 abonné·es, était une figure bien connue dans son pays d’origine. (...)
Certains, au sein de l’opposition azerbaïdjanaise, regrettaient le ton d’Isgandarli, qui selon eux desservaient leur cause : sur les réseaux sociaux, il lui arrivait d’insulter vertement ses adversaires politiques. « Il faut se rendre compte de la pression psychologique. Les menaces, les intimidations… Moi aussi, à un moment, j’ai presque perdu la tête », le défend pudiquement Mahammad Mirzali, qui a lui-même échappé à plusieurs tentatives d’assassinat.
Menaces sur les opposants (...)
Ce que l’on en sait pour le moment vient des témoignages de ses voisins, alertés par les cris, et de son frère, qu’il a réussi à appeler pour lui demander de l’aide. Selon ces premiers éléments, trois hommes cagoulés se seraient introduits chez Vidadi Isgandarli vers 6 heures du matin, avant de l’attaquer à l’arme blanche. L’opposant aurait tenté de se défendre, et ses agresseurs auraient fini par prendre la fuite après que les cris eurent alerté le voisinage.
Son corps est en train d’être autopsié, indique à Mediapart une source judiciaire – en tout, les différents examens devraient prendre une semaine. Une enquête de flagrance pour meurtre a été ouverte.
S’il est évidemment trop tôt pour l’établir avec certitude, la piste de l’assassinat politique est une hypothèse sérieuse.
Dans les semaines avant qu’il soit poignardé, Vidadi Isgandarli avait été nommément et longuement menacé par un média public azerbaïdjanais, le journal Iki Sahil, fondé par la compagnie pétrolière nationale (la Socar) et qui s’est donné pour tâche d’être « à l’avant-garde de la promotion des idées de Heydar Aliyev », père de l’actuel président Ilham Alyiev, qui fut lui-même chef d’État durant dix ans (de 1993 à 2003). (...)
La traque des opposants réfugiés à l’étranger figurerait, de fait, parmi les priorités des services de sécurité et de renseignement de Bakou. « L’identification, la localisation et, au besoin, l’intimidation » de ces activistes seraient coordonnées depuis la capitale azerbaïdjanaise par des cadres de la sécurité de l’État (DTX) et du renseignement extérieur (XKX), détaillait en mars 2024 la publication spécialisée Intelligence Online, à la suite d’enquêtes de la DGSI française sur le sujet. (...)
Le président Alyiev en est sorti renforcé, il est devenu une sorte de héros national parce qu’il a récupéré le Karabagh et cette victoire lui a donné, aux yeux des Azerbaïdjanais, une forme de légitimité qui fait qu’il peut tout se permettre, y compris réprimer, dans le pays comme à l’étranger.
( le politiste Bayram Balci.) (...)
Si l’ombre de Bakou plane sur l’assassinat de Vidadi Isgandarli, c’est également qu’il existe des précédents (...)
On a besoin que le gouvernement français parle, sinon l’Azerbaïdjan va continuer ses agressions.
Mahammad Mirzali, opposant réfugié en France
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Son avocat, Henri Carpentier, va plus loin. « S’il est confirmé que l’assassinat de M. Isgandarli a une motivation politique, cela veut dire que les gens qui ont reçu l’asile en France, la protection de la République française, en réalité, ne sont pas protégés, souligne-t-il auprès de Mediapart. Si ce lien politique est prouvé, la situation est glaçante : cela veut dire que Bakou peut envoyer des commandos de tueurs dans nos frontières pour aller éliminer des gens dont le seul tort est de dire la vérité ou de s’opposer au régime. C’est terrifiant. »
Étrange silence français
Face à ce scénario « terrifiant », l’État français est pourtant étrangement discret : ni communiqué, ni déclaration. Sollicité par Mediapart, le ministère des affaires étrangères n’a pas souhaité faire de commentaire en raison de « l’enquête judiciaire en cours ». L’Élysée n’a pas non plus réagi, en dépit du discours offensif d’Emmanuel Macron vis-à-vis d’autres États multipliant les manœuvres de déstabilisation sur le sol français – la Russie en premier lieu.
Cette absence de réaction ne surprend pas Mahammad Mirzali : « Cela fait quatre ans que je suis menacé. Ces temps-ci, presque chaque semaine, la télévision azerbaïdjanaise diffuse ma photo avec des menaces. Je n’entends pas la diplomatie française, constate-t-il, amer. On a besoin que le gouvernement français parle, sinon l’Azerbaïdjan va continuer ses agressions. » (...)
« On est quelques-uns à avoir des dossiers très complets pour démontrer tout cela. Mais on ne comprend pas pourquoi l’Élysée bloque », relève, songeur, un haut fonctionnaire ayant eu à travailler sur ces dossiers. Pour Mahammad Mirzali, l’explication est simple : les intérêts commerciaux de Paris, et notamment son intérêt pour le gaz exporté par Bakou.
Quelle qu’en soit la raison, ce silence tout diplomatique ne pourra pas durer éternellement : la COP29 s’ouvre à Bakou le 11 novembre. L’exécutif français devra décider d’y envoyer ou non des représentants – et si oui, du discours que ces représentants tiendront à Ilham Alyiev.