Que la question porte sur les débats budgétaires, l’insécurité, les goûts culinaires des Français ou la musique country, les médias aiment s’entourer de sondeurs qui leur permettent, prétendent-ils, d’objectiver « ce que pensent les Français ». Portrait de l’un des plus éminents d’entre eux, le sondologue de l’Ifop Jérôme Fourquet.
Ni sociologue ni économiste, pas tout à fait géographe et encore moins urbaniste, Jérôme Fourquet est ce qu’on appelle dans le jargon médiatique un « toutologue ». Et pas n’importe lequel ! Polyvalent, Jérôme Fourquet peut s’exprimer le matin sur l’implantation d’un McDonald’s dans les Yvelines [1] et le soir sur les « intentions de vote des Français ». Depuis sa position de directeur du département « Opinion et stratégie d’entreprises » de l’institut de sondage et de marketing Ifop, il est devenu au fil des années un client incontournable des médias… et une référence intellectuelle pour toutes les droites. (...)
Omniprésence médiatique
Se lancer dans un comptage des passages télé ou radio de Jérôme Fourquet est un travail fastidieux : rien que sur la dernière année, entre le 1er octobre 2024 et le 1er octobre 2025, les archives de l’INA recensent pas moins de 85 apparitions dans l’audiovisuel français. Presque deux fois par semaine, souvent sur le service public (...)
Fourquet est absolument partout pour commenter, en vrac, faits divers, questions politiques et pratiques de consommation : la taxe Zucman, le meurtre de Philippine, le narcotrafic, la mort des boulangeries artisanales, l’inéligibilité de Marine Le Pen, le site Vinted, la « guerre des clochers », etc. (...)
Même succès dans la presse écrite, où son nom est mentionné dans un nombre incalculable d’articles, sur des thèmes aussi variés que Charlie Kirk ou les paroles des chansons d’Orelsan. Les « titres » sous lesquels le sondeur est présenté par les médias varient en fonction des publications : parfois « essayiste », parfois « politologue », parfois même « géographe de territoires redessinés […], économiste d’une France dont le moteur est passé de la production à la consommation » (Les Échos, 5/12/24). Bien souvent, Jerôme Fourquet, qui est aussi « ethnologue » selon certains (Le Figaro, 12/10/21), est invité à présenter les résultats de sa dernière « étude d’opinion », dont les sujets varient puisqu’ils dépendent des désirs du client – des entreprises, comme Engie, Enedis ou Fiducial ; des médias, de CNews à L’Humanité ; ou des institutions, comme la fondation Jean-Jaurès, la CGT ou le Parti socialiste.
Jérôme Fourquet est aussi l’auteur de plusieurs « best-sellers ». « Prix du livre politique » en 2019, « prix du livre d’économie » en 2021, ses « tournées promo » ont peu d’équivalent. Pour son dernier livre, La France d’après (Seuil, 2023), le sondologue a fait presque toutes les matinales (France Inter, France Culture, Europe 1, RTL, Sud Radio, BFM-TV, France 2, CNews…) et la plupart des magazines de grande audience (« Quotidien », « C à vous »…), a eu le droit à des recensions dithyrambiques et à des entretiens en majesté dans la presse écrite. (...)
En dehors de son activité de sondeur ou d’essayiste, Jérôme Fourquet est aussi régulièrement invité comme simple « témoin de l’actualité », que l’on discute des élections européennes, de la réforme des retraites, des Gilets jaunes, ou bien de Gaza. Il participe en outre plus directement à certaines productions médiatiques, comme dans la série d’été « Les mots de la République » sur France Culture – qui lui valut trois passages dans « Les Matins » en juin 2024 ! –, où il est invité à expliciter les « concepts » qu’il forge dans ses ouvrages. (...)
Sujets variés, mais opinion constante
Que dit au juste cet expert de la France et des Français pour constituer un recours si systématique pour les médias ? Si les sujets qu’il aborde varient du tout au tout, une chose est constante : les opinions déguisées en analyses de Jérôme Fourquet coïncident presque toujours avec le prêt-à-penser médiatique, en particulier celui de la presse réactionnaire. (...)
Auréolé du statut de meilleur analyste de la société française, l’oracle Fourquet voit souvent sa parole être mise en avant pour contrebalancer celle… de véritables scientifiques. C’est même une habitude sur le service public : en octobre 2023, la matinale de France Inter place Fourquet face à l’économiste Thomas Piketty. Rebelote en mai 2024, quand le sondeur et le journaliste Nicolas Beytout (L’Opinion) sont opposés à l’économiste Michaël Zemmour. France Culture ne déroge pas à la règle : face à l’économiste Gabriel Zucman, le grand invité (10/09/25), la présence de Jérôme Fourquet a été jugée inévitable afin de bien rappeler que « les-Français » subissent déjà une forte « pression fiscale »… L’illustration la plus spectaculaire de ce dispositif et de la dynamique qu’on y observe est probablement le passage de Vincent Tiberj à la matinale de France Inter (3/09/24), flanqué, une nouvelle fois, de l’immanquable Fourquet. Le sociologue vient présenter son travail (Droitisation, mythes et réalités, PUF, 2024), qui, à l’inverse des constats de Fourquet, conteste l’antienne médiatique d’une « droitisation générale » de la société. Mais l’on sent bien, dès le début de l’entretien, à laquelle des deux thèses Nicolas Demorand accorde le plus de crédit (...)
Le dispositif a donc un double effet : d’un côté, le temps de parole d’un sociologue qu’on entend rarement est divisé par deux, au bénéfice du temps de parole d’un sondologue qu’on entend tout le temps ; et de l’autre, le dispositif décrédibilise la recherche en sciences sociales, au profit d’une vision sondagière du « réel » qui, on le sent bien, a les faveurs du présentateur.
Les sentences prononcées par Jérôme Fourquet ont l’autre avantage, pour les journalistes, de receler une vision du monde extrêmement simpliste, qui tient parfaitement dans une interview de 4 minutes (...)
Une référence intellectuelle des droites
Au fil de ses passages médiatiques, le presque sociologue et pas tout à fait géographe est en tout cas devenu une référence intellectuelle, du « cercle de la raison » à l’extrême droite, d’Emmanuel Macron à Renaud Camus. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil à l’accueil de ses ouvrages acclamés par toutes les nuances de la presse bourgeoise, depuis des années. (...)
Jérôme Fourquet a pris en quelques années une place prépondérante dans le débat public français. Non pas grâce à la solidité de ses travaux ou aux extraordinaires découvertes qu’il y ferait, mais grâce, au contraire, à la parfaite conformité des thèses qu’il présente avec les attendus journalistiques. Les problèmes posés par la centralité et les usages médiatiques des sondages (et des sondeurs) sont nombreux et documentés depuis de longues années. Jerôme Fourquet n’en est que l’une des incarnations modernes et participe, comme toutes les autres avant lui, bien plus de la fabrication de l’opinion que de sa mesure. En étroite collaboration avec le monde médiatique, contre les sciences sociales, et au profit de toutes les droites.