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Forêts publiques, luttes collectives : rencontre avec le forestier Daniel Pons
#forêts #arbres #servicepublic #ecosysteme # #santementale
Article mis en ligne le 6 mai 2024
dernière modification le 1er mai 2024

Depuis sa création au milieu des années 1960, l’Office national des forêts (ONF) fait l’objet d’injonctions contradictoires : produire plus de bois, mieux préserver les forêts publiques. Et ce avec de moins en moins de personnel. En vingt ans, le nombre de forestiers est passé de 10 000 à 7 000. Sur la même période, une vague de suicides sans précédent marque l’institution. Les syndicats multiplient alors leurs actions, prenant au sérieux la santé physique et mentale des travailleurs et des travailleuses des bois.

Parmi les figures de ce syndicalisme forestier se trouve Daniel Pons. Après une carrière passée à observer, apprendre et se battre, il n’est pas rare, aujourd’hui, de le croiser à l’occasion d’une mobilisation contre l’industrialisation des forêts. Cet entretien, réalisé par Antoine-Aurèle Cohen-Perrot, s’inscrit dans une série d’enquêtes sur les luttes forestières lancées par l’Appel pour des forêts vivantes, dont la deuxième assemblée se tiendra sur le Plateau de Millevaches les 29 et 30 juin prochain. (...)

En 1995, dans une logique de division du travail, l’Office spécialise les services de coupes et de travaux forestiers mettant ainsi fin à la diversité des métiers d’encadrement. Seul·e le ou la garde forestier·e sur le terrain reste garant d’une pluralité d’activités et de connaissances. Après les tempêtes que vous mentionnez, l’État impose, dans un moment de grande détresse morale chez les forestiers, un tournant gestionnaire que le juriste Alain Supiot désigne comme une « gouvernance par les nombres8 ». La libéralisation s’accentue encore plus et évolue vers une politique contractuelle avec le Contrat d’objectif et de performance (COP) signé avec l’État et les communes forestières qui sera renouvelé tous les cinq ans. Avec le premier, en 2001, appelé le Plan pour l’Office (PPO), l’institution passe de 23 à 13 régions forestières administratives, ce qui engage à fusionner des services et à réduire le nombre de postes. Cette organisation est soutenue par un management fondé sur des outils comme l’entretien annuel individuel, la démarche qualité et la normalisation des tâches , la comptabilité analytique, et la diversification des modes de vente des bois… La stratégie se libéralise avec la mise en place de contrats quinquennaux entre l’État, l’Office et les communes. Ce modèle contractuel, contraire à l’esprit de la fonction publique, érode progressivement les qualités et la culture de service de la fonction publique.
Avec le PPO le vocabulaire évolue : le « Service départemental » disparaît au profit de « l’Agence départementale » ou de « l’Agence travaux » ; la rédaction d’un dossier devient une prestation intellectuelle qui se vend ; émerge une incitation à proposer plus régulièrement aux communes des devis de travaux pour leur forêts… Un conflit éthique émerge alors entre la culture du service rendu et celle de la vente de services. L’ensemble de cette évolution rapide engendre un mal être au travail pour le personnel, qui va s’amplifier d’années en années avec l’apparition de suicides sur les lieux de travail. (...)

Tandis que les Eaux et Forêts avaient œuvré à la reconstitution et la conservation des forêts, le changement institutionnel a dirigé l’Office vers des objectifs de production dès 1970. L’engagement politique du Snupfen a consisté alors à faire connaître cette nouvelle orientation9, et à comprendre comment lutter face à ce nouveau paradigme. Ça s’est traduit par de nombreuses manifestations10 et interventions auprès des politiques, des publications sur la gestion forestière11, jusqu’aux quatre grandes marches de 2018 à travers la France et la rédaction du Manifeste de Tronçais. Pour ma part, je me suis syndiqué au Snupfen à mon arrivée dans le Comminges, où j’ai commencé à m’intéresser progressivement au sujet de la santé mentale au travail, ainsi qu’à l’organisation et au sujet même du travail (...)

En 2014, avec d’autres camarades du CHSCT, l’initiative est prise de rencontrer le fondateur de la psychodynamique du travail Christophe Dejours pour lui présenter la situation dans la région Sud-Ouest. Il est intéressé pour travailler avec l’ONF, institution publique reconnue. Suite à une réunion de travail à Paris avec Pascal Viné, alors directeur général de l’Office, l’aval est donné à son labo de recherche en psychodynamique du travail pour une intervention dans le Sud-Ouest.

En quoi ça a‑t-il consisté ?

Je me rappelle cette phrase de Christophe Dejours, qui nous a inspiré·es pour organiser la suite de la mobilisation syndicale : « Je ne suis pas un expert, les experts sont les travailleurs et les travailleuses. » Le protocole de l’intervention a donc consisté à rencontrer l’ensemble du personnel de la structure, puis à réunir pendant trois demi-journées les travailleurs et les travailleuses volontaires en petits groupes, afin qu’ils et elles puissent collectivement parler de la réalité de leur travail. Autrement dit, il s’est agi de mettre à jour des réalités effectivement vécues, traversées, endurées au sein d’une organisation problématique, et d’en tirer les outils nécessaires à leur transformation.

Autrement dit, il s’est agi de mettre à jour des réalités effectivement vécues, traversées, endurées au sein d’une organisation problématique, et d’en tirer les outils nécessaires à leur transformation. Autrement dit, il s’est agi de mettre à jour des réalités effectivement vécues, traversées, endurées au sein d’une organisation problématique, et d’en tirer les outils nécessaires à leur transformation.

La psychodynamique du travail est un champ de recherche qui étudie le rapport entre travail et santé mentale. Pour Christophe Dejours, une de ses particularités est de visibiliser les mécanismes de défense qui sont à l’œuvre lorsque les travailleurs et les travailleuses se protègent de traumatismes liés à la souffrance au travail. Elle pose donc des questions de qualité de travail, qui sont des questions politiques (...)

L’entrée en résistance qui a nécessité un apprentissage dans l’ombre a permis l’introduction de chevaux forestiers dans le sous-bois sans créer de maillage, tout en les associant à des engins forestiers pour débarder le bois. Si l’on peut toujours trouver des réponses à ces injonctions, il faut cependant garder à l’esprit que tout le monde ne peut pas se mobiliser au sein d’une organisation abîmée qui donne l’impression d’être acculée à une détresse mentale et une impasse technique. Certain·es ne le veulent pas non plus, car il semble plus facile d’obéir sur le moment. Fleurissent alors le déni, le rejet ou la fuite comme simples stratégies de défense… À cette aune il faudrait aussi interroger la dé-syndicalisation, la culture de l’essence politique de chacun et chacune. Or une des plus belles possibilités que ces enclaves permettent est précisément celle de s’autoriser à « sortir à l’extérieur », rencontrer « l’autre », ce qui est important au vu des luttes en cours. Les moments passés à créer de nouveaux liens sont autant de pierres posées pour la sauvegarde de la forêt. Les enclaves de résistance sont précieuses et promptes à l’émancipation et à la vie. Elles recèlent des supports pour la santé mentale, des affects et des réflexions nécessaires pour aller de l’avant en adaptant ses pratiques forestières ou sa lecture de la forêt, et pour remettre en questions les savoirs acquis (...)

Il y a à mon sens un fort degré d’émancipation à opter pour une sylviculture proche de la nature, qui est une sorte de promesse que l’on fait à la forêt d’y porter toute son attention ; mais aussi à soi-même, en ce que l’on se sépare progressivement d’une organisation abîmée par sa dérive libérale et dont la logique gestionnaire finit par devenir destructrice à plusieurs niveaux. C’est une manière de faire sécession et de retrouver des attachements à son lieu de travail et à honorer la vie qui s’y tient. C’est lutter par la pratique et l’engagement à la diversité des forêts comme de l’esprit. C’est aussi et surtout inventer de nouvelles coopérations avec les élu·es, les bûcheron·nes, les meneur·ses de chevaux, les débardeur·ses, les usager·es, si précieuses pour la santé mentale. Finalement, mêler les luttes pour la santé du personnel et celle des écosystèmes permet de retrouver un sens à son travail quotidien. Plus largement, c’est une piste importante à suivre pour les luttes sociales et écologiques, qui n’ont qu’à gagner de leur alliance. C’est d’ailleurs une position stratégique et politique que tiennent plusieurs mouvements actuels de résistance. (...)