
Chercheuse en sciences politiques, Cara New Daggett démontre, à travers le concept de « pétro-masculinité », comment il est nécessaire de lier la question féministe et l’exploitation des énergies fossiles pour comprendre la réélection de Donald Trump. Entretien.
rofesseureProfesseure en sciences politiques à l’université Virginia Tech (Virginie, États-Unis), Cara New Daggett travaille sur l’écologie politique féministe et a élaboré en 2018 le concept de « pétromasculinité ». Ce terme permet d’appréhender comment les énergies fossiles (le pétrole, le gaz et le charbon) constituent un élément central de l’identité masculine dominante et charrient un style de vie et une culture qui, selon elle, « structurent nos sociétés patriarcales ».
Autrice de Pétromasculinité. Du mythe fossile patriarcal aux systèmes énergétiques féministes (éditions Wildproject, janvier 2023), Cara New Daggett propose une lecture féministe du climatoscepticisme, et explique pour Mediapart en quoi la victoire de Donald Trump signe aussi une victoire de la pétromasculinité.
Selon elle, le récit proposé par Trump a réussi à s’imposer notamment parce que le Parti démocrate ne remet pas en cause l’organisation sexiste et raciste du travail sur laquelle repose le capitalisme fossile. (...)
Cara New Dagget : Les deux premiers axes du Projet 2025 [la feuille de route produite par la réactionnaire Heritage Foundation – ndlr], qui présente un plan politique pour la future administration Trump, sont la famille – ce qui se traduit par la réduction de l’accès à la santé reproductive ainsi que par une législation antitrans et antiqueer – et l’accélération de la production d’énergies fossiles. Le texte passe d’une revendication à l’autre sans expliquer comment elles sont idéologiquement connectées, mais leur primauté et leur proximité dans le projet sont très révélatrices. En bref, le Projet 2025 débute par une promesse d’intensification de la pétromasculinité. (...)
La pétromasculinité a été en conséquence omniprésente durant cette élection, même si elle était parfois moins évidente car le climat et l’énergie n’étaient pas vraiment au programme de cette campagne, contrairement à 2020, lorsque la gauche avait fait pression sur Biden pour qu’il en fasse une thématique politique centrale.
La misogynie de la campagne Trump était toutefois flagrante, l’accès à l’avortement et aux soins de santé reproductive étant considéré comme un sujet phare de l’élection. Une fois de plus, les médias n’ont guère eu l’impression que cette misogynie était liée aux promesses faites en coulisses à l’industrie pétro-gazière des États-Unis de soutenir leurs intérêts privés en échange du financement de la campagne du candidat républicain.
Les représentants de l’industrie du pétrole et du gaz ont déjà rédigé des projets de décrets prêts à être signés par Trump, notamment pour relancer l’octroi de nouveaux permis d’exploitation du gaz, jusque-là mis en pause, et forer toujours plus dans les terres et dans les eaux fédérales. (...)
. Le Parti démocrate et le libéralisme en général ont contribué à séparer « l’économie » du racisme et du sexisme. Seuls les universitaires et les activistes de gauche, qui n’ont pas eu voix au chapitre durant cette campagne, insistent sur leur connexion, voyant comment le racisme et le sexisme sous-tendent l’exploitation au travail, et sont liés à une vision extractiviste de la Nature.
Trump a également profité de cette séparation qui a été opérée entre sexisme et capitalisme des énergies fossiles. Certains électeurs ont exprimé le fait qu’ils voulaient un homme fort et autoritaire pour « réparer » l’économie (même si son programme dévastera la classe ouvrière), et qu’ils considéraient la misogynie et le racisme de Trump comme un simple défaut de sa part.
Mais l’attrait de Trump n’avait pas grand-chose à voir avec l’économie en tant que question distincte, compte tenu de ses idées insensées et impopulaires sur l’instauration de droits de douane pour tous les produits importés ou les coupes budgétaires démesurées. (...)
L’attrait résidait dans le fait que Trump proposait un récit simple sur l’économie. Ce récit présentait des « méchants » faciles à identifier et donc des solutions faciles à déployer : les immigrés, les féministes sans enfants et les gauchistes radicaux ont mis à mal l’économie américaine ; une fois qu’on s’occupera d’eux, tout ira bien à nouveau.
Ces mêmes personnes avaient également freiné l’accélération de la production d’énergies fossiles et devaient donc être remises à leur place. Le racisme et le sexisme font donc partie intégrante de ce message « économique ». (...)
L’extrême droite est une défense réactionnaire d’un attachement plus largement ressenti : l’attachement érotique à une expansion énergétique illimitée. Je ne parle pas seulement d’une forme de sexualisation de l’extractivisme fossile et des grosses voitures. Je veux aussi dire que les pétrocultures – ou les cultures associées à l’utilisation des énergies fossiles – sont celles qui associent le plaisir à l’accès à une énergie infinie et à un consumérisme qui s’appuie sur cette énergie.
Ce sont les énergies et l’industrie fossiles qui ont fait naître cet imaginaire où l’humain pourrait satisfaire tous ses désirs en bénéficiant d’une énergie illimitée. (...)
L’extrême droite veut défendre et intensifier sans vergogne à la fois le système patriarcal et les énergies fossiles. Par ailleurs, elle dénonce l’hypocrisie du Parti démocrate, ainsi que de nombreuses démocraties libérales, qui défendent une politique énergétique dite « all of the above » [qui consiste à développer à la fois des énergies fossiles, le nucléaire et des énergies dites vertes – ndlr].
En somme, le message de la droite réactionnaire est celui-ci : pourquoi ne pas tout simplement célébrer le pétrole et le gaz – et la misogynie aussi, parce qu’après tout, il est difficile de maintenir les profits et un mode de vie basé sur une énergie illimitée sans imposer des violences terribles à l’encontre des corps féminisés et naturalisés.
La pétromasculinité assume pleinement ces violences et refuse cette hypocrisie de nombreux libéraux centristes qui consiste à faire croire que nous pouvons continuer à accumuler des profits considérables et à accroître nos besoins matériels, tout en étant déconnecté des dommages environnementaux et sociaux que cela engendre. (...)
Mettre fin à l’urgence climatique, est-ce aussi déconstruire la masculinité dominante ?
Oui, et en ce sens, l’écoféminisme permet de réfuter la séparation entre les questions relatives aux femmes et les questions prétendument difficiles et rationnelles de l’économie ou d’énergie. La promesse de la pensée écoféministe est de montrer comment les oppressions multiples fonctionnent ensemble – l’exploitation de la Nature, des corps féminisés, des corps racialisés, des personnes handicapées. Par oppressions qui travaillent ensemble, j’entends que l’accumulation des profits repose sur l’extraction d’une main-d’œuvre gratuite ou bon marché, ainsi que sur les forces reproductives pour entretenir, réparer et prendre soin des systèmes capitalistes. (...)