
La guerre menée en Ukraine par Vladimir Poutine affecte durablement la société russe. Pendant que les bénéficiaires du conflit s’enrichissent, la majorité de la population s’appauvrit
Depuis trois ans, la Russie dépense sans compter pour la guerre à grande échelle qu’elle mène en Ukraine. Afin d’attirer des volontaires sur le front, les autorités ont fait exploser la rémunération des soldats contractuels. La solde mensuelle est fixée à 210 000 roubles (2 200 euros), trois à quatre fois le salaire moyen, à laquelle s’ajoutent de nombreux avantages matériels et sociaux ainsi que de généreuses primes d’enrôlement financées par les régions. En 2025, l’enveloppe militaire russe atteindra 130 milliards d’euros, soit un tiers du budget total du pays, en hausse de 30 % par rapport à 2024, une année déjà record.
Si la majeure partie de cette somme est absorbée par le complexe militaro-industriel, d’autres secteurs bénéficient de la générosité de l’État : éducation, culture, santé… tous réorientés vers ce que le Kremlin continue d’appeler son « opération militaire spéciale ». Objectifs : récompenser les « héros » combattant en Ukraine, diffuser la propagande d’État et encourager le patriotisme afin de légitimer et poursuivre le conflit. (...)
Nouvelle élite politique
Cette militarisation de la société et de l’économie a des conséquences profondes sur le pays, où les inégalités sociales se creusent durablement. Tandis que certains s’enrichissent grâce à la guerre, une large partie de la population s’appauvrit. Selon l’économiste russe Igor Lipsits, entre 26 et 28 millions de personnes ont vu leur situation financière s’améliorer ces trois dernières années.
Ce groupe comprend les soldats et leurs familles, mais aussi les travailleurs du secteur de l’armement, les professionnel·les de santé employé·es dans les cliniques militaires et centres de réadaptation, ainsi que tous les métiers directement liés à l’effort de guerre. « Cela représente environ 20 % de la population russe. Il s’agit d’un puissant soutien social à la poursuite du conflit », souligne Igor Lipsits, exilé en Lituanie. (...)
Vladimir Poutine entend bien capitaliser sur ce nouveau groupe social, estimant que « tous ceux qui servent la Russie, ouvriers et guerriers », constitueront la « véritable élite » désormais. « Ils doivent occuper des postes de direction dans l’éducation et la formation des jeunes, dans les associations publiques, dans les entreprises publiques, dans les affaires, dans l’administration d’État et municipale, et diriger les régions, les entreprises et, en fin de compte, les plus grands projets nationaux », a déclaré le président russe dans son adresse à l’Assemblée fédérale du 29 février 2024.
Si l’avènement d’une nouvelle élite politique formée dans les tranchées a peu de chances de voir le jour, en attendant, pour une majorité de Russes, les conditions de vie se détériorent en ce temps de guerre. Les retraité·es sont les plus mal loti·es avec la flambée des prix des produits alimentaires. Sur l’année écoulée, le prix des denrées alimentaires a explosé : + 90 % pour les pommes de terre, + 36 % pour le beurre, + 48 % pour les oignons, + 24 % pour la viande d’agneau, selon les chiffres de l’agence fédérale de statistiques Rosstat. (...)
Primes colossales
Face à la poussée inflationniste, la Banque centrale russe a fait le choix depuis 2023 d’augmenter son taux directeur, désormais à un niveau record de 21 %. Cela a un impact très fort sur le marché de l’immobilier et de la construction. « Jusqu’en juillet dernier, il existait un programme fédéral de prêt immobilier à taux préférentiel : le taux était plafonné à 8 % pour l’acheteur et l’État payait la différence. Mais ce programme a été arrêté, car il était trop coûteux, indique Igor Lipsits. Depuis, les ventes de logements ont chuté brutalement. Seulement 5 % de la population russe peut se permettre un prêt immobilier aux taux actuels du marché. »
Inquiète d’un effondrement potentiel du marché de la construction, la présidente du Conseil de la Fédération de Russie, Valentina Matvienko, alerte sur la nécessité d’un moratoire sur la faillite des promoteurs. Mais certains experts redoutent que cette mesure déclenche une crise systémique dans les secteurs bancaire et immobilier.
Par ailleurs, les primes colossales versées aux soldats et à leurs familles grèvent les budgets régionaux. Selon une enquête du média indépendant iStories, publiée en novembre, dans certaines régions, plus de la moitié des aides sociales est désormais consacrée aux militaires et à leurs proches, réduisant drastiquement l’assistance aux plus vulnérables. (...)
Les associations qui viennent en aide aux sans-abri constatent une augmentation du nombre de personnes dans le besoin ces dernières années. « Avant, on avait surtout des personnes âgées, désormais on a aussi des jeunes familles qui n’arrivent plus à se loger ou des personnes victimes de fraudes immobilières », déclare Olga Bakhtina, qui gère le refuge privé Dari Dobro à Iekaterinbourg. Et la situation touche tout le pays. (...)
Dangers pour la société
Les budgets régionaux sont d’autant plus sous pression que les recettes fiscales se sont contractées en 2024, en baisse de 7 % l’an dernier, a annoncé le ministre des finances, Anton Silouanov. « Cela va conduire les autorités régionales à réaliser des coupes budgétaires : réduire les salaires ou licencier les travailleurs du secteur public. De telles choses commencent déjà à se produire », affirme Igor Lipsits. (...)
Un programme d’optimisation du système de santé est également en cours dans plusieurs régions. Selon le quotidien indépendant The Moscow Times, au moins 160 hôpitaux publics, cliniques, centres médicaux, dispensaires, maternités et autres établissements de santé ont été fermés en 2024, forçant ainsi les populations locales à parcourir de longues distances pour accéder aux soins. (...)
Quels impacts auront ces fractures sociales à moyen terme ? « Il est difficile de dire où cela mènera, car la Russie est un pays très peu classique. Les gens qui s’appauvrissent essaieront de survivre du mieux qu’ils peuvent. Ils tenteront sans doute de gagner plus d’argent dans l’ombre pour payer moins d’impôts. Il est peu probable qu’il y ait des protestations sociales, mais l’irritation augmentera et l’économie souterraine se développera », prédit Igor Lipsits.
Le conflit engendre également une montée de la violence en Russie. Les journaux locaux rapportent régulièrement les crimes sordides commis à leur retour du front par d’anciens détenus qui avaient été graciés en échange de leur engagement dans l’armée. Dans une rare critique de la part d’un représentant officiel de l’État à l’égard des héros de la guerre, la députée de la Douma Nina Ostanina a qualifié les ex-prisonniers revenus d’Ukraine de « dangers pour la société, appelant les forces de l’ordre à protéger les citoyen·nes contre ces criminels ».
Selon une enquête du média indépendant Verstka, les cas de violences domestiques impliquant des ex-combattants ont presque doublé au cours des deux premières années de guerre en Ukraine par rapport à 2020-2021. Les premières victimes sont les femmes.