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Mediapart
Didier Fassin : l’écrasement de Gaza, une « défaite morale »
#israel #palestine #Hamas #Cisjordanie #Gaza
Article mis en ligne le 19 octobre 2024
dernière modification le 17 octobre 2024

Le professeur au Collège de France étudie, dans son nouveau livre, les ressorts du consentement à l’anéantissement du territoire palestinien. Selon lui, « l’abîme moral le plus profond dans lequel le monde occidental soit tombé depuis la Seconde Guerre mondiale ».

Un ouvrage qui résonne avec la nouvelle offensive sanguinaire de l’armée israélienne sur le nord de l’enclave palestinienne, accueillie encore une fois avec un silence coupable par les gouvernements du monde occidental. Entretien.

Mediapart : Pensez-vous convaincre des personnes qui ne partageraient pas vos vues sur Gaza dans le champ politique et intellectuel ultra-polarisé que vous décrivez ?

Didier Fassin : Convaincre les défenseurs de la politique meurtrière du gouvernement israélien qui ont accusé d’antisémitisme celles et ceux qui réclamaient un cessez-le-feu n’est pas de l’ordre du possible.

En revanche, je crois que beaucoup de gens se posent des questions sur ce qui s’est passé au cours de l’année écoulée. Ils voudraient comprendre pourquoi le monde occidental a laissé l’armée israélienne dévaster Gaza et décimer ses habitants, pourquoi il n’a pas réagi quand des enfants ont été tués, des hôpitaux détruits, des écoles bombardées, des journalistes assassinés, pourquoi il a interdit les manifestations qui demandaient le respect du droit international impunément bafoué par Israël. J’espère, avec d’autres, leur apporter des éléments d’intelligibilité. (...)

Il m’a semblé impossible de me taire face à ce qui est probablement l’abîme moral le plus profond dans lequel le monde occidental soit tombé depuis la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’on élaborait un récit officiel et réprimait les versions alternatives, j’ai voulu produire une archive des six premiers mois de la guerre à Gaza, afin d’en laisser une trace pour le futur. (...)

Jusqu’à quel point peut-on affirmer que le consentement à l’écrasement de Gaza en Europe, et plus particulièrement en Allemagne, mais aussi en France, relève d’une forme d’expiation de la Shoah ?

Si expiation il y a, il faut expliquer, comme l’écrit un juriste israélien, pourquoi le prix des crimes commis par les Européens pendant des siècles jusqu’à leur aboutissement dans le génocide des juifs devrait être payé par les Palestiniens qui, eux, n’y sont pour rien. Comment le monde occidental pourrait-il se racheter de ses responsabilités dans la destruction des juifs d’Europe en apportant son soutien à la destruction des Palestiniens de Gaza ?

L’invocation de la Shoah, qui est devenue en Allemagne une « raison d’État », selon la formule de l’ancienne chancelière Angela Merkel, vise à occulter des enjeux plus triviaux de politique internationale.

Enjeu géostratégique, car Israël est considéré comme l’avant-poste du monde occidental au Moyen-Orient. Enjeu économique, avec la constitution d’un grand marché régional et le soutien à l’appareil militaro-industriel international. Enjeu idéologique, dominé par la montée du racisme anti-arabe et anti-musulman dans un contexte d’essor de mouvements islamistes souvent violents. (...)

D’un côté, une version officielle des faits a été très tôt établie par les gouvernements : ainsi, le président français a parlé du 7-Octobre comme du « plus grand massacre antisémite du siècle » et a invoqué le « droit d’Israël à se défendre » en proposant même d’envoyer des soldats à Gaza dans le cadre d’une « coalition » semblable à celle qui avait combattu l’État islamique ; seul ce langage devenait acceptable dans l’espace public. (...)

De l’autre côté, toute expression différente devenait condamnable : dire que l’attaque du Hamas était dirigée non contre des juifs en tant que tels, mais contre des oppresseurs qui avaient asphyxié la population de Gaza et mutilé des dizaines de milliers de ses habitants lors de manifestations pacifiques était inacceptable ; l’utilisation du mot « résistance » pouvait conduire à une accusation d’apologie du terrorisme ; l’évocation du caractère « colonial » de la politique israélienne donnait lieu à stigmatisation et dénonciation.

Des conférences ont été annulées, des manifestations interdites, des événements culturels œcuméniques empêchés, des universitaires désinvités des postes qu’on leur avait offerts. Dans ces conditions, beaucoup ont fait le choix de se taire pour ne pas s’exposer à ces risques – plus de huit sur dix, selon une enquête internationale auprès d’un millier de chercheuses et de chercheurs travaillant sur le Proche-Orient. (...)

En quoi la formule « guerre Israël-Hamas » qui a dominé l’après-7-Octobre est-elle pour vous « doublement trompeuse » ?

Premièrement, elle efface l’histoire qui a précédé les attaques du Hamas et qui est celle d’un conflit entre les Israéliens et les Palestiniens, les premiers ayant progressivement dépossédé les seconds de leurs terres, de leurs biens, de leurs droits. Une histoire qui a commencé au moins quarante ans avant la naissance du Hamas.

Deuxièmement, elle occulte les discours des responsables politiques et militaires israéliens qui ont d’emblée annoncé qu’il n’y avait pas d’innocents, que « la nation entière [était] responsable », selon la formule du président de l’État hébreu, qu’il fallait « éliminer la bande de Gaza de la surface de la Terre », dans les termes du vice-président de la Knesset [le Parlement israélien – ndlr], et qu’il fallait ne laisser à ses habitants que l’alternative entre « rester et mourir d’inanition ou bien partir », comme le déclarait un haut gradé. Il n’y a pas eu de « guerre Israël-Hamas », mais une guerre contre les Palestiniens, commencée bien avant le 7-Octobre et devenue totale après cette date. (...)

Le véritable déni a été celui des violences et violations de leurs droits subies par les Palestiniens depuis des décennies dans un silence international assourdissant au point que « la question de la Palestine » avait disparu de tous les agendas. (...)

La liberté d’expression est mieux protégée aux États-Unis qu’en France, les mobilisations étudiantes y ont été plus importantes, les voix palestiniennes mieux entendues, mais la polarisation a été probablement plus visible et la répression des mouvements de défense des droits des Palestiniens plus violente, notamment sur les campus universitaires. (...)

Le poids des organisations communautaires sionistes se manifeste à travers les pressions sur le pouvoir dans les deux pays, mais dans le cas états-unien, s’y ajoute le financement à la fois des grandes universités privées et des campagnes électorales.

Ainsi, le très puissant Aipac, comité de soutien à la politique israélienne, a engagé des sommes considérables pour empêcher l’élection de candidats démocrates se déclarant favorables à un cessez-le-feu.

Quant aux médias mainstream, ils ont, dans les deux contextes, souvent développé une information favorable à la perspective israélienne, notamment dans le domaine audiovisuel, avec une différence importante qui est qu’en France les chaînes de télévision et de radio publiques ont subi les pressions du pouvoir politique, alors qu’aux États-Unis, il n’y a pratiquement que des organes de presse privés. (...)

Des étudiantes et des étudiants ont été sanctionnés, signalés aux autorités, gardés à vue, renvoyés devant les tribunaux, voire exclus de leur établissement. Des professeures et des professeurs ont été démis de leurs fonctions. Des présidentes d’université ont dû démissionner. Certains ont évoqué une forme de maccarthysme, et il est vrai que les dénonciations par les institutions et les convocations pour des interrogatoires policiers rappellent ce temps.

Pourtant, dans les conférences que j’ai données et dans les discussions publiques auxquelles j’ai participé, j’ai été souvent frappé par une attention portée à l’analyse de la situation associée à un souci authentique de défendre le droit et la justice. J’ai senti, aussi bien parmi les étudiants et universitaires que parmi les citoyennes et les citoyens, une volonté de se libérer du carcan de la police du langage et de la pensée et une demande de réflexion sur ce qui s’est passé depuis un an, ce qui me semble essentiel. (...)

« Si menace existentielle il y a, elle concerne seulement les Palestiniens dont le territoire ne cesse de se réduire sous l’effet de la colonisation et des destructions. »

Comme l’écrit un sociologue israélien, si les Palestiniens essaient de négocier on les ignore, et s’ils se rebellent, on les écrase. (...)

s’il y a une responsabilité à souligner, c’est celle des pays occidentaux, à commencer par les États-Unis, qui avaient depuis un an la possibilité d’éviter l’écrasement de Gaza et l’extension régionale du conflit, et qui n’en ont pas manifesté la volonté, soutenant au contraire les opérations militaires israéliennes mortifères.

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Didier Fassin