
La capitulation de l’Allemagne était à peine signée que l’Institut français d’opinion publique, l’IFOP, interrogeait déjà les Français : « Quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne ? » À l’époque, en mai 1945, chacun avait à l’esprit les millions de soldats soviétiques tombés sur le front de l’Est, leur rôle décisif dans l’affaiblissement de l’armée nazie et l’engagement tardif des Américains dans le conflit. Aussi 57 % des personnes interrogées répondirent-elles « l’URSS », contre seulement 20 % pour « les États-Unis ». Mais quand, en 2024, l’IFOP pose la même question, les réponses sont inversées : 60 % des sondés désignent les Américains et 25 % les Soviétiques. (...)
La mémoire collective est une construction qui varie au gré des époques, des rapports de forces, des intérêts du moment.
Que des commémorations offrent un miroir déformé du passé, seul un naïf pourrait s’en étonner. Celles-ci servent avant tout à mettre en scène un récit qui correspond aux intérêts de ceux qui les organisent. Mais la réécriture de l’histoire de la seconde guerre mondiale est bien plus vaste. Elle touche aussi les médias, les manuels scolaires, les musées et, dans certains pays, les politiques publiques. (...)
Imaginons que le Mexique signe un accord militaire avec la Chine…
Il est en soi contestable que des élus écrivent et figent l’histoire. En 1990, des historiens de renom, comme Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, s’opposaient déjà à la loi Gayssot, adoptée dans l’émotion deux mois après la profanation d’un cimetière juif à Carpentras, qui interdit la négation de la Shoah. « Expliquer le crime, lui donner sa dimension historique, comparer le génocide nazi à d’autres crimes contre l’humanité. C’est ainsi — et non par la répression — que l’on forme des esprits libres (3) », estimait alors la première. Au moins, le sujet faisait consensus parmi les chercheurs. Tout comme les lois mémorielles suivantes sur le génocide arménien de 1915 et sur l’esclavage : aucun historien sérieux ne niait le caractère génocidaire du premier, ni que le second correspondait à un crime contre l’humanité. À présent, les législateurs interviennent sur des sujets toujours débattus par les historiens, dont ils ne connaissent rien, dans un but uniquement politique. (...)
Manipulée pour alimenter ces conflits, l’histoire devrait servir à les comprendre, à en saisir les racines, les enjeux. Mais l’instantanéité convient mieux au récit que les commentateurs souhaitent délivrer au public. Pour eux, l’affaire est donc entendue : la guerre en Ukraine a commencé le 24 février 2022 et celle de Gaza le 7 octobre 2023 ; dans un cas, la Russie a agressé l’Ukraine et dans l’autre, le Hamas a attaqué Israël. Or les victimes ont bien le droit de se défendre, et l’Occident de les y aider. CQFD.
Cela n’est pas faux. Mais un pas de recul offre un tout autre paysage. (...)
Une méthode pour briser la gangue des idées reçues (...)
Ainsi l’histoire est-elle manipulée à foison. Elle justifie des guerres, disqualifie des adversaires, soude des identités collectives. Chacun peut l’occulter, la récrire, la distordre, y piocher une analogie, une référence dès lors qu’elles confortent une démonstration. Dans cette bataille pour façonner le débat public autour d’un récit ajusté à leurs intérêts, ceux qui détiennent les grands moyens de communication disposent d’une arme redoutable. Parce que leur principal pouvoir consiste à cadrer l’espace et à définir le périmètre du débat, les médias s’emploient à maintenir « hors cadre » les pages susceptibles de ternir l’image des démocraties libérales. Qui se souvient, en Occident, de la réticence des États-Unis à engager la bataille contre le nazisme ? De la responsabilité de Winston Churchill dans la famine de 1943 au Bengale (trois millions de morts) ? Du massacre de centaines de milliers de communistes en Indonésie, avec l’aval de Paris et Washington ? Du soutien appuyé des milieux libéraux à la dictature d’Augusto Pinochet ? (...)
Face au rouleau compresseur des médias et de l’édition, la clepsydre de Clio, muse de l’Histoire, et les mots doux de Mnémosyne, déesse de la Mémoire, ne suffisent pas. Contrer la pensée dominante requiert toujours un double travail. Car, avant même d’exposer une vision méconnue du passé, il faut extirper les idées reçues qui obstruent notre clairvoyance. Les contestataires nagent ainsi à contre-courant contre « les notions implicites, jamais examinées mais communément admises, qui sont acceptées par autoconfirmation, en raison de leur conformité à ce qui est déjà accepté comme vrai. Cette familiarité établie, cette unanimité des préjugés sont souvent considérées comme l’“objectivité”, observait l’historien américain Michael Parenti. C’est pour cela que les dissidents doivent constamment se défendre et étayer minutieusement toutes leurs démonstrations (7) ». Fournir une méthode et des outils permettant à chacun de briser la gangue des idées reçues et de s’orienter dans le maquis des récits, telle est l’ambition du Manuel d’autodéfense intellectuelle publié en septembre par Le Monde diplomatique. Clio elle-même en aurait commandé plusieurs dizaines d’exemplaires pour approvisionner les kiosques de l’Olympe.