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Mediapart
Dans les quartiers populaires de Nouméa, la colère des jeunes couve toujours
#NouvelleCaledonie #Kanaky
Article mis en ligne le 14 décembre 2024
dernière modification le 13 décembre 2024

Les révoltes en Nouvelle-Calédonie ont éclaté le 13 mai dans les quartiers nord de la capitale, où se concentre l’essentiel des injustices sociales qui gangrènent l’archipel. Six mois plus tard, le feu est éteint, mais les braises restent vives.

(...) De la violence à l’autodestruction

Aujourd’hui, le calme est revenu à la Vallée-du-Tir, mais les problèmes qui ont nourri la colère sont toujours là, solidement ancrés dans le béton. « Le logement, la santé, l’emploi… Avant le dégel du corps électoral, il y avait déjà tous ces problèmes sociétaux, souligne Marion Leclere, qui a œuvré au sein du « pôle médical » du comité de lutte du quartier. On soignait les petits bobos du quotidien : les brûlures, les coupures… On a aussi soigné des blessures par flashball, c’étaient de très gros bleus. »

Fille d’un « zoreille » – un Français métropolitain – et d’une « maman kanak de Canala », la jeune femme de 25 ans a grandi entre deux cultures. Elle fait partie de cette génération « un peu perdue », qui s’est naturellement enthousiasmée à la création de la CCAT. Un « mouvement populaire » qu’elle a suivi à travers toutes les manifestations, mais qui l’a rapidement déçue. « Avant le 13 mai, on a fait huit manifestations, et rien. On ne nous écoutait pas. Ensuite, les choses ont commencé à brûler… » Et Emmanuel Macron a renoncé à son projet de réforme. (...)

Contrairement à beaucoup en Nouvelle-Calédonie, l’animatrice socioculturelle n’a pas vraiment été étonnée de la tournure qu’ont prise les révoltes. « Non seulement le peuple kanak est colonisé, mais en plus personne ne l’éduque à faire peuple. On a des générations entières qui répètent les mêmes traumatismes. Du coup, on se fait mal à nous-mêmes. » À Nouméa, les quartiers chics du sud, où les Kanak s’aventurent rarement, n’ont d’ailleurs pas brûlé. L’espace urbain de la capitale est une photographie surexposée des inégalités sociales qui la gangrènent.

Beaucoup de jeunes de la Vallée-du-Tir sont aujourd’hui détenus au Camp Est, la prison surpeuplée et indigne de la capitale ; certains ont même été transférés dans des centres pénitentiaires de la métropole dans l’indifférence quasi générale (...)

La mort de Jybril, un étudiant kanak de 19 ans tué le 15 mai par un civil armé alors qu’il ne représentait aucun danger, a littéralement embrasé le quartier et le cœur de ses jeunes. Un « sentiment d’abandon » s’y est installé et ne s’est jamais dissipé. « Après la mort de Jybril, j’ai demandé à Bichou [l’autre nom de Christian Tein, un des leaders de la CCAT – ndlr] de venir, explique Florenda. Ils sont arrivés ici à sept voitures. Bichou est sorti comme une star, avec une belle veste marron. » « Ils n’ont même pas fait un geste de coutume alors qu’il y avait eu un mort », renchérit-elle, en référence aux règles et rituels qui régissent le monde kanak.

Ce jour-là, les questions pleuvent sur la place ensoleillée. Les jeunes veulent notamment savoir dans quelle « phase » se trouve le mouvement – la CCAT en avait prévu trois, sans en définir clairement les contours. « La question a été posée à Bichou : c’est quoi la phase 3 ? Il a répondu en souriant : “Mais vous, vous êtes déjà à la phase 20 !” Il rigolait alors que nous on cherchait de vraies réponses. Je me suis dit qu’il était venu pour se foutre de notre gueule en fait », s’agace Marion, dont le sentiment a été partagé, comme en témoignent les bilans de cette visite réalisés par l’association. (...)

En Nouvelle-Calédonie, la défiance vis-à-vis des responsables politiques de tous bords transpire dans chacune des discussions. Dans les quartiers nord de Nouméa, elle s’est transformée en un ressentiment puissant. (...)

Et il suffit d’y passer quelques heures pour comprendre les raisons de l’explosion.
Décolonisation des esprits

Installée dans le quartier général de Né-Waré, monté au début des révoltes, Adèle raconte « la réalité des choses du quotidien » : les incessants contrôles policiers, les jeunes diplômés qui ne trouvent jamais d’emploi, l’éloignement de la tribu, le « business du cannabis », la récente augmentation du ticket de bus qui rend impossible le moindre déplacement… « Ici, beaucoup s’en “ballent” de la politique, dit-elle. Ce qui nous intéresse, c’est nos problématiques sociales. Moi je m’inquiète de ce que je vais manger, de comment je vais payer mon loyer… » (...)

Adèle, qui a connu les Événements de 1984-1988, met un point d’honneur à transmettre l’histoire de son pays à ses enfants, mais elle reconnaît que « la plupart des jeunes qui étaient sur les barrages ignoraient les Événements ». « Beaucoup étaient dans l’action, ils suivaient l’élan. » Selon elle, les révoltes ont toutefois permis « une prise de conscience » : « On a recommencé à planter. Les gens ont compris qu’on était trop dans la facilité, on nous a assistés pendant des années. Ça fait cent soixante-dix ans qu’on est colonisés, maintenant je veux qu’on prenne les rênes de notre pays. On va arrêter de se faire dicter les choses par des gens qui ne connaissent pas notre culture. » (...)

Marcel Toyon en est lui aussi persuadé : « Avant de décoloniser notre pays, il faut décoloniser les cerveaux. On est devenus trop dépendants des subventions. » Le président de l’association caritative Action solidaire est aussi l’un des premiers membres de la CCAT à avoir été arrêté. (...)

« On était en famille en train de déjeuner, et le GIGN a débarqué chez moi en cassant tout, raconte-t-il. Ils ouvraient les bouteilles de gaz, ils balançaient des coups de pied dans les marmites, ils ont même mis du liquide vaisselle dans le congélateur… Ma petite-fille est traumatisée par ce qu’elle a vu ce jour-là. »

Six mois plus tard, Marcel constate les dommages de ces méthodes répressives auprès des jeunes qui viennent le voir régulièrement. (...)