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Le Grand Continent
D.O.G.E. : anatomie du coup d’État numérique d’Elon Musk
#Doge #Musk #Trump #USA
Article mis en ligne le 2 avril 2025
dernière modification le 30 mars 2025

Points clefs

  • Depuis le 20 janvier, les participants à l’action du D.O.G.E. ont pris le contrôle de réseaux informatiques, obtenu l’accès à des bases de données et remplacé ou mis hors service des systèmes logiciels.
  • Ils ont ainsi retourné leurs infrastructures numériques contre les agences, tout en agissant de manière opaque dans une stratégie de fait accompli.
  • Ils sont en train de hacker tout l’État fédéral américain en retournant les algorithmes contre l’infrastructure numérique.
  • Face à cette attaque-éclair, les contre-pouvoirs risquent d’être insuffisants. S’ils s’avèrent capables de freiner certaines actions, ils sont impuissants face à des modes opératoires d’une brutalité inédite.

Durant les deux premiers mois de sa présidence, l’attention s’est principalement portée sur l’avant-scène où se produit Donald Trump. Ses annonces frénétiques, ses rebondissements continuels et la radicalité de sa posture constituent un intérêt légitime. Mais en arrière-plan, une autre pièce se joue qui, bien que documentée par les médias étatsuniens, laisse perplexes les observateurs et partiellement paralysés les premiers concernés : les fonctionnaires fédéraux et les bénéficiaires de l’aide publique fédérale. Tel un organisme parasite, l’auto-proclamé « département de l’efficience gouvernementale » (D.O.G.E.) d’Elon Musk a investi les agences fédérales et pris progressivement leur contrôle en démantelant leur ressource humaine et leur expertise. (...)

les infrastructures numériques fédérales ne sont que faiblement protégées face à des agents provenant du cœur du pouvoir exécutif américain et s’appuyant sur le principe des chaînes hiérarchiques.

L’action menée par les employés du D.O.G.E. peut donc être interprétée comme un acte de hacking visant à s’emparer de l’État pour le subvertir. (...)

La purge de l’État administratif s’opère selon une double logique : opacité et fait accompli. (...)

En étudiant les logiques et les représentations sous-jacentes de ces opérations, on voit comme elles semblent s’inscrire dans une coalition idéologique dont le seul point commun est de vouloir s’emparer de l’État pour le défaire et le reconfigurer à son propre compte.

Cette coalition comprend des représentations contestant la légitimité de l’action de l’État administratif qu’il s’agirait de « restructurer » — comme on restructure une entreprise. Elle inclut aussi des acteurs qui pensent qu’il faut entraver la bureaucratie régulatrice et qui rejettent l’expansion de ses prérogatives redistributrices depuis le New Deal et la Great Society. Elle est aussi structurée autour des « accélérationnistes » et des anarcho-capitalistes
qui cherchent la privatisation ou la fragmentation de l’État. (...)

La mise au pas des fonctionnaires fédéraux et l’élimination de ce qui est perçu comme une base sociale et politique pour les démocrates et les libéraux est la traduction en acte d’un programme explicite : « traumatiser les bureaucrates » (...)

Enfin, la solution technologique « miracle » de l’IA est un outil de capture des marchés publics autant qu’un prétexte aux licenciements massifs de fonctionnaires au nom du traitement supposément efficace, neutre et rationnel des données.

Cet agenda idéologique de subversion est cependant traversé de contradictions et de tensions. S’il s’accommode bien d’une stratégie de normalisation de l’incertitude et du chaos, il illustre surtout des biais qui entravent la compréhension de ce que sont réellement les entités subverties ou démantelées. (...)

En d’autres termes : il existe une infrastructure administrative qui n’est pas distincte de la société civile mais avec qui elle est étroitement enchevêtrée.

Un autre biais tend à occulter l’hétérogénéité des systèmes, des outils logiciels et des bases de données des infrastructures numériques — minimisant par conséquent la complexité de l’ensemble. (...)

peu de doutes que la perte d’expertise, l’invisibilisation, l’exploitation ou la suppression des données détenues par le secteur public autant que la friction voire l’arrêt dans certains services essentiels causeront des préjudices profonds au sein de la société étatsunienne. Géographiquement d’ailleurs, le chômage des fonctionnaires fédéraux aura un impact dans l’ensemble des États, qu’ils soient démocrates ou républicains.

Ces dysfonctionnements et le démantèlement d’une partie de l’État administratif ne concernent pas uniquement la société civile mais aussi la sécurité nationale et les instruments sur lesquels repose une partie importante de la stratégie des États-Unis en matière de sécurité et de coercition économiques. Il est difficile de savoir dans quelle mesure le secteur de sécurité nationale — cette autre face de l’État administratif
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— est concernée par les manœuvres du D.O.G.E.

Certains indices peuvent laisser penser qu’il ne sera pas épargné mais il est peu probable que les agents de renseignement et les militaires protesteront publiquement ou poursuivront l’administration en justice. La vision étriquée, obsolète et mythologique de « l’État » qui sous-tend la subversion dont le DOGE est l’instrument néglige ainsi les développements du pouvoir infrastructurel des Etats-Unis à l’échelle globale.

À un moment où s’institutionnalise, se renforce et se complexifie l’instrumentalisation des infrastructures financières, judiciaires et informationnelles transnationales et globales comme goulets d’étranglement, on ne peut exclure les effets négatifs produits par la perte d’expérience, d’expertise et de données consécutive à l’infiltration et à la subversion des entités fédérales. De la même manière, l’action contre les agences chargées d’analyser le changement climatique ou de promouvoir des analyses sur les conflits armés et les crises humanitaires aura un effet sur l’influence des États-Unis et son rôle de leadership. (...)

Ce n’est pas là l’un des moindres effets inattendus de cette action du D.O.G.E. que de conduire les chercheurs, les analystes, les journalistes et même les électeurs et contribuables à s’intéresser au fonctionnement de la machinerie.

Deux mois après l’investiture de Donald Trump, cette stratégie est néanmoins confrontée à des limites. (...)

le bilan temporaire du D.O.G.E. est loin des annonces spectaculaires de Musk ou de la Maison-Blanche.

Il n’en reste pas moins que les contre-pouvoirs risquent d’être insuffisants. S’ils s’avèrent capables de freiner certaines actions, ils sont cependant impuissants face aux modes opératoires du D.O.G.E.

Il est possible également qu’ils ne puissent agir avec suffisamment de rapidité pour empêcher les préjudices qui en découleront. La question de la résilience est ici essentielle (...)

l’analyse des opérations du D.O.G.E. éclaire en creux les évolutions du fédéralisme au profit du pouvoir central — une infrastructure administrative renforcée et démultipliée par son infrastructure numérique.