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Le réchauffement climatique n’avait pas encore atteint le seuil critique actuel. En 1992, un accord international ambitieux pour réduire les émissions de CO2 aurait pu voir le jour. C’était sans compter le lobbying néfaste de l’industlobbyqrie pétrolière.
À l’approche du Sommet de la Terre de Rio en 1992, la conjoncture internationale pour entamer une réduction des émissions de gaz à effet de serre au niveau planétaire n’a jamais été aussi favorable. Les alertes scientifiques sur la certitude d’un réchauffement climatique lié aux activités humaines se sont intensifiées. Certains États commencent à sérieusement prendre conscience du problème… Jusqu’à ce que les compagnies pétrolières, aux côtés d’autres intérêts industriels privés, jettent leur force dans la bataille pour faire échouer une ambitieuse Convention cadre sur le climat. (...)
Dès lors, la question s’invite à l’ordre du jour politique international. Alors que se prépare la Convention des Nations unies sur le changement climatique qui sera adoptée lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992, des mesures politiques fortes sont proposées au plus haut niveau. La Conférence de Toronto, organisée en juin 1988 avec de nombreux chefs d’État et scientifiques par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et l’Organisation météorologique mondiale (OMM), appelle ainsi dans sa déclaration finale à réduire de 20 % les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2005, et à créer un Fonds mondial pour l’atmosphère « alimenté par une taxe prélevée sur l’utilisation des combustibles fossiles dans les pays industrialisés » pour financer les politiques climatiques. Plusieurs pays d’Europe créent des taxes carbone (Pays‑Bas et Finlande en 1990, Danemark en 1992). En 1989, la Commission européenne travaille à un projet d’écotaxe sur l’énergie et le carbone qui puisse être adopté avant le Sommet de la Terre de Rio. En France, le Plan national pour l’environnement, adopté en 1990, accorde une place importante à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et affirme l’ambition d’une fiscalité carbone.
À son tour, la Conférence de La Haye des 10 et 11 mars 1989 accouche d’une déclaration qui reconnaît une responsabilité particulière des nations industrialisées dans l’effet de serre (donc la nécessité de transferts financiers vers les pays en développement) et propose la création d’une autorité mondiale de l’atmosphère « recourant à toutes procédures de décision efficaces, même si, dans certains cas, un accord unanime n’a pu être trouvé ». Le texte envisage même « des délégations partielles de souveraineté dans le domaine limité nécessaire à notre propre survie ».
Entre 1987 et 1989, dans le sillage de la réussite du protocole de Montréal interdisant les CFC (gaz utilisé dans l’industrie) pour protéger la couche d’ozone et dans un contexte de fin de guerre froide propice à un multilatéralisme renouvelé par l’enjeu environnemental, une fenêtre d’action volontariste pour enrayer le dérèglement climatique semble donc ouverte. Et ce, y compris dans les États‑Unis de Reagan et Bush père – un Global Climate Protection Act est adopté par le Congrès dès 1987. Cette opportunité va cependant se refermer sous l’effet de multiples oppositions, à commencer par celle du puissant secteur pétrolier. Si la stratégie mise en œuvre par les compagnies anglo‑saxonnes de l’autre côté de l’Atlantique sont désormais relativement bien documentées, les « champions » tricolores Total et Elf (qui fusionneront en 2000) jouent aussi un rôle important d’obstruction aux niveaux français et européen. (...)
Les multinationales pétrolières sont alertées dès 1959 d’un possible réchauffement global (...) (...)
Cependant, à partir de 1983, Exxon démantèle son programme de recherche sur le climat et décide de défendre coûte que coûte son business basé sur les énergies fossiles contre de futures politiques publiques de lutte contre l’effet de serre. À partir du milieu des années 1980, les autres multinationales pétrolières s’alignent sur une position consistant à nier la solidité des travaux alertant sur le réchauffement, à fabriquer stratégiquement des « incertitudes » et des « doutes » à la manière de l’industrie du tabac auparavant [dès 1953 (un article y est consacré dans le livre), ndlr], et à faire agressivement campagne contre toute politique publique de maîtrise des émissions de gaz à effet de serre.
Aux États‑Unis, les majors pétrolières allient propagande climato‑sceptique dans l’opinion publique, financement de scientifiques et think tanks négationnistes du réchauffement en cours, et lobbying agressif sur la Maison Blanche et les élus du Congrès. (...)
Un premier volet de la stratégie conçue par l’industrie pétrolière et appliquée en France par Elf et Total est d’orienter la science climatique, en finançant des recherches susceptibles de faire baisser le niveau d’alerte climatique. (...)
La deuxième fonction de ces financements est de tisser des liens avec d’éminents climatologues, ce qui permet aux entreprises de se forger une crédibilité qui aide à canaliser le récit public. Des chercheurs d’Exxon sont ainsi invités à commenter informellement les premières versions de chapitres de rapports du Giec dans les années 1990 avant que la procédure des « commentaires » soit davantage encadrée et plus transparente.
En même temps, certaines multinationales financent aussi des scientifiques à contre‑courant des conclusions du Giec ou susceptibles de jouer un rôle de contre‑feu dans les médias. (...)
Total enfourche un discours de soutien à la croissance des pays en développement, « quitte à accroître, dans une première phase, les émissions de gaz à effet de serre » [Total, 1992].
Du côté d’Elf, un plan d’action confidentiel de mars 1993 théorise cette fabrique stratégique du doute. (...)
« L’impact climatique des émissions de CO2 a été surestimé », écrivent Total et consorts (...)
Puisque la France fait partie du groupe d’États membres de la CEE qui avaient poussé en 1989 la Commission à élaborer un projet d’écotaxe, Elf et Total vont aussi travailler à changer la position française. Europia écrit à Bercy que « les prévisions en matière de changements climatiques ne font pas l’unanimité sur le plan scientifique ». Membre de l’Europia, entreprise publique et plaque tournante d’un financement politique occulte des partis politiques, Elf Aquitaine joue un rôle majeur dans le lobbying contre l’écotaxe de par sa position intermédiaire entre patronat et État (...)
Quand on sait qu’il a été émis depuis 1992 plus de CO2 que ce qui avait été émis entre le début de la révolution industrielle et 1992, on comprend combien il aurait été important pour l’humanité de commencer à infléchir les émissions dès ce moment. Il y avait une fenêtre d’opportunité, des propositions sur la table, mais un jeu d’intérêts – notamment de l’industrie pétrolière, y compris française – a fait manquer ce rendez‑vous.