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Mediapart
Christian Ingrao : « Le nazisme est un discours sur le monde, sur l’histoire et sur soi »
#nazisme
Article mis en ligne le 8 décembre 2024
dernière modification le 6 décembre 2024

Impressionnante synthèse historique, l’ouvrage « Le Monde nazi : 1919-1945 » décrit la « stratégie plurielle » d’une force qui a employé la violence et la séduction, et bénéficié de la complaisance des élites. Entretien avec l’un de ses coauteurs.

« La Shoah ne se résume en rien à un face-à-face entre meurtriers allemands et victimes juives. C’est une histoire européenne que ce livre va tenter de raconter. » Voici ce qu’écrivent les historiens Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin dans l’introduction de leur ouvrage Le Monde nazi : 1919-1945, que viennent de publier les éditions Tallandier.

Cette somme de près de 600 pages ne doit pas intimider. Sans jargon excessif, les coauteurs exposent avec clarté et précision les principaux acquis de leur discipline sur le nazisme. Depuis sa genèse, dans les ruines laissées par le premier conflit mondial, jusqu’à son effondrement, à l’issue d’une guerre génocide qui continue de hanter les mémoires, ils restituent la logique interne et les conditions de possibilité de ce « cortège tourmenté qui plongea le continent dans les ténèbres ».

Si les trois historiens tiennent à ne pas faire du nazisme une « aberration » allemande, ils s’efforcent aussi d’en explorer toutes les facettes, au-delà des violences pratiquées par le mouvement et le régime, « dont la diversité et l’intensité » continuent néanmoins de provoquer l’effroi. Dans les pages les plus originales du livre, ils montrent ainsi le continuum entre les crimes nazis, l’anéantissement de l’État de droit, et les dimensions a priori banales de leur « encellulement de la société », à travers des réseaux de charité et de festivités. (...)

L’arrivée au pouvoir du national-socialisme est le fruit d’une conjonction d’aspirations, d’intérêts, d’aveuglements et d’irresponsabilité. Il faut tenir ensemble ces facteurs composites pour restituer la réalité.

Enfin, il est important de dire qu’il n’a pas été porté uniquement par les suffrages populaires. Oui, la société allemande a fait du Parti national-socialiste la première force du pays à un moment donné, au niveau fédéral. Mais les Allemands n’ont jamais choisi d’appeler Hitler au pouvoir, ni approuvé dans les urnes ce qu’il en a fait.

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le nazisme se distingue par sa très grande cohérence idéologique. C’est un discours sur le monde, sur l’histoire et sur soi. Le monde est présenté comme un agrégat de races, avec une grande zone où se concentrent les races les plus créatives, en Scandinavie, en Allemagne, aux Pays-Bas et dans les îles britanniques, et une dégradation de la « qualité » des races au-delà.

Le discours sur l’histoire avance que les Nordiques étaient déjà derrière Athènes, Sparte, Rome ou encore l’empire de Charlemagne. Se seraient succédé des phases de créativité impériale et des phases de décadence, la plupart du temps causées par cet ennemi immanent qui est la race juive.

Enfin, le nazisme donne une forme d’orientation de soi. Chacun des militants nazis est le représentant d’une chaîne de personnes, d’un lignage avec des ancêtres et des êtres en devenir. Chacun des membres du parti qui intériorise cette grille de lecture sait où il va. Tout ce qui était incompréhensible, dangereux, angoissant dans le chaos traversé par l’Allemagne entre 1919 et 1923 est élucidé.

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Le discours nazi est donc un système culturel de « désangoissement », mais il est en même temps un projet utopique, de régénération sociobiologique de la Germanie, tendu vers l’avenir. Ce projet repose sur trois figures : la Volksgemeinschaft, c’est-à-dire la communauté du peuple, une « ethno-communauté » censée apporter chaleur et sollicitude ; le Lebensraum, puisqu’il faut un espace à cette communauté pour vivre, un biotope ; et enfin un Reich, un empire qui doit durer des milliers d’années une fois que cette communauté est constituée et dispose de son espace.

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Quand on observe les résultats électoraux, la République de Weimar est un régime qui commence à gauche et termine quasiment à l’extrême droite. Ce qui s’effondre, ce sont les partis de droite traditionnelle et du centre, qui se mettent à « coller » au national-socialisme. Il y a une dimension générationnelle très forte dans cette dynamique, dans la mesure où ce sont les jeunes électeurs de ces partis qui basculent le plus vers les nazis.

Dans ces années-là, ils font volontiers campagne sur le pain et l’emploi, tandis que les responsables gouvernementaux rajoutent de la crise à la crise avec des politiques déflationnistes. En parallèle, ils pratiquent des violences contre leurs rivaux. La conquête du pouvoir se fait bien sur trois plans : les urnes, mais aussi la rue et l’accommodement d’élites de plus en plus complaisantes.

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À Francfort, il y avait 1,2 million d’habitants et seulement cent-vingt membres de la Gestapo. Comment fait-on pour tenir une ville sous la terreur avec de tels effectifs ? Il faut quelque chose qui donne du pouvoir à ces cent-vingt personnes, et ce « quelque chose », c’est la dénonciation.

Dans les années 1970 et 1980, on a ainsi compris que la population avait été à la fois un objet et un acteur de la terreur. Mais il est apparu que ce n’était sans doute pas tout. Outre le parti nazi, il y avait des organisations, telles que la Ligue nationale-socialiste de bienfaisance et l’Œuvre d’entraide hivernale, sorte de Restos du cœur, qui accueillaient plus de 11 millions de familles adhérentes pour l’un et 13 millions de donateurs pour l’autre. Les épouses des officiers SS sur lesquels j’ai travaillé y appartenaient invariablement, avec un profil de vraies dames patronnesses.

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Dans le quotidien, le nazisme, c’était ça aussi : des fêtes et des kermesses régulières, de la bienfaisance et de l’entraide. Mais aussi l’absence de rupture entre cela, la surveillance et la terreur.

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En fait, la politique génocidaire nazie repose sur une série de décisions, qui ont été autant de cliquets successifs. Un premier paradigme nazi, durant les années 1930, était celui de la persécution : les juifs doivent partir. Puis, à l’été 1940, non seulement il est entendu que tous les juifs d’Europe doivent partir, mais sous la forme d’une « déportation-abandon » à Madagascar, territoire d’une grande pauvreté, qui implique de les y « laisser mourir ».

Une étape supplémentaire est franchie en mars-avril 1941, lorsque se mettent en place les préparatifs d’invasion de la Russie. Le choix logistique est que pas une patate ou un poulet ne doit sortir d’Allemagne pour nourrir l’armée de l’Est : il faut donc se nourrir sur la bête, quitte à ce que « des dizaines de millions d’individus meurent de faim », dont tous les juifs concentrés dans les villes assiégées. Il ne s’agit plus de laisser mourir les gens, mais de les faire mourir, fût-ce encore de manière indirecte.

Et puis à la fin de 1941, c’est la mise à mort directe qui est choisie.

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- éditions Tallandier. : Le Monde nazi : 1919-1945