
Le géant de l’entreprise craignait une "percée" après que les travailleurs québécois se sont syndiqués et étaient sur le point d’obtenir la première convention collective au monde
Amazon a un message pour son armée de travailleurs précaires dans le monde entier : osez vous syndiquer et vous serez punis. Après avoir échoué à contrecarrer une campagne de syndicalisation historique au Québec, Amazon ferme maintenant toutes ses opérations dans la province, licenciant près de 2 000 travailleurs.
Il s’agit d’une tentative éhontée de punir les travailleurs de la province qui ont réussi ce que beaucoup pensaient impossible. En mai 2024, environ 300 travailleurs de l’entrepôt de Laval ont réussi à se syndiquer - une première historique au Canada - malgré deux années de tactiques antisyndicales, d’intimidation et de surveillance. De plus, ils allaient devenir les premiers travailleurs d’Amazon dans le monde à obtenir une convention collective. Pour Jeff Bezos, le patron d’Amazon, il ne s’agit pas seulement d’écraser les travailleurs de Laval et leur syndicat, mais aussi de s’attaquer directement à l’ensemble de la classe ouvrière mondiale. Elle marque une offensive croissante des entreprises et de la classe capitaliste qui tentent de remettre les travailleurs à leur place par des mesures d’austérité et des attaques contre l’organisation du travail.
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- (A babord/2021)
Amazon ou le capitalisme mégalomane
On critique souvent les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft –, ces grandes entreprises ayant atteint un haut niveau de fortune et d’influence grâce à Internet. Au-delà de la grande diversité de critiques formulées à leur endroit, quel portrait général peut-on se faire de ces géants du Web ? Premier article d’une série exposant les problèmes que pose chacune de ces grandes entreprises.
Il peut sembler étrange de considérer Amazon comme un géant proprement numérique, au même titre que Microsoft ou Google. En effet, l’entreprise pourrait facilement passer pour une grande entreprise de vente en ligne et de distribution de livres et de biens matériels. Amazon a fait ses débuts, dès 1995, comme l’une des premières boutiques Web spécialisées dans la vente de livres. Son fondateur, Jeff Bezos, n’a pas choisi de vendre des livres par amour de la littérature, mais bien, de son propre aveu, par intérêt pour la croissance de son capital : il estimait que les bouquins étaient ce qui avait le plus de potentiel pour la vente en ligne. Au fil des ans, Amazon en viendra à vendre de tout.
Ses projets et réalisations techniques dans le domaine de la distribution impressionnent – pensons à l’utilisation de robots dans les centres de distribution ou à la livraison par drones, par exemple. Mais ces prouesses en cachent d’autres, moins reluisantes. Tout en affirmant respecter les lois locales, Amazon est devenu maître dans l’art de manœuvrer entre de multiples juridictions et de lire les lois à son avantage. L’entreprise pratique un évitement fiscal systématique ; bouscule les libraires français avec une interprétation permissive la loi Lang sur le prix unique des livres ; décourage la syndicalisation de ses travailleuses et travailleurs, etc.
Le géant a fait l’acquisition de plusieurs compagnies clés pour continuer à se développer. (...)
Il est clair qu’Amazon est maintenant bien plus qu’une simple librairie en ligne et que son immense capital lui permet de prendre sa place dans différents secteurs connexes. D’ailleurs, ses activités ne s’arrêtent pas à la distribution. La division d’Amazon affichant les meilleurs bénéfices est son service d’infonuagique Amazon Web Services (AWS) – nous y reviendrons. De plus, forte de son énorme banque de données sur les achats de millions de personnes, Amazon occupe une part de plus en plus grande du lucratif marché de la publicité en ligne, faisant une concurrence toujours plus forte à ses rivaux Google et Facebook. Amazon mérite donc entièrement sa place parmi les « géants du Web » qu’il faut avoir à l’œil.
Le meilleur employeur sur Terre
L’immense logistique de livraison, nécessaire à l’efficacité promise par Amazon, carbure aux conditions de travail indécentes. (...)
le rythme de travail y est effréné, dicté par des algorithmes de planification, le taux de blessures en entrepôts est élevé, représentant plus du double que dans les entrepôts concurrents, et on y constate un manque de considération de la gravité des blessures.
La multiplication des critiques devenant gênante, le géant multiplie les annonces visant à nous convaincre qu’il s’efforce de n’être rien de moins que « le meilleur employeur sur Terre et l’endroit le plus sûr où travailler sur Terre ». Cependant, ses initiatives en la matière font douter de sa sincérité. En effet, le guide de son programme WorkingWell décrit les travailleurs et travailleuses comme des « athlètes industriels » qui doivent prendre soin de leur forme physique, de leur esprit et de leur alimentation. Dans le cadre de ce programme, Amazon met même en place des cabines interactives « AmaZen » où ses employé·e·s peuvent prendre des pauses accompagnées de vidéos dont le but est de les guider vers des pratiques de méditation de pleine conscience. De plus, il y a peu, Bezos annonçait avoir planifié la mise en service de nouveaux algorithmes de gestion des tâches qui prendraient en compte les mouvements détaillés des travailleuses et travailleurs de manière à minimiser les blessures. Une réponse algorithmique à un rythme de travail insoutenable peut-elle vraiment régler le problème ? La firme ne considère jamais le simple ralentissement de la cadence de travail comme une manière de diminuer les blessures et le stress.
C’est ainsi, sans surprise, qu’Amazon décourage l’adhésion de ses employé·e·s à des syndicats (...)
Lors de récentes campagnes de syndicalisation, le géant a eu recours aux services de deux firmes de consultants américaines spécialisées dans la lutte antisyndicale. Ces manœuvres ont été efficaces puisqu’une campagne majeure a échoué pour le Retail, Wholesale and Department Store Union à Bessemer, et ce, même si la campagne avait reçu l’appui du président Biden, une rarissime intervention d’un président en exercice dans une campagne de syndicalisation.
Enfin, Amazon exerce une autre forme de pression sur les conditions de travail. L’entreprise a adopté, pour une part grandissante de ses livraisons, le modèle de l’« économie à la demande » (de type Uber). Une partie de ses employé·e·s sont ainsi considérés comme des contractuels à qui le travail est donné par le biais de Flex, une application pour téléphone intelligent. La plateforme compte maintenant près de 4 millions de livreur·euse·s, principalement aux États-Unis, mais aussi dans les villes de plusieurs autres pays, dont plusieurs canadiennes. Certains ratés des algorithmes utilisés par l’application pour évaluer les employé·e·s ont récemment attiré l’attention parce que la décision de licencier certaines personnes avait été prise sans aucune intervention humaine, même pour des motifs échappant entièrement au contrôle des personnes congédiées. Même si ces cas sont relativement peu nombreux, comme le dit Amazon, on peut s’inquiéter de la normalisation d’une telle pratique. (...)
Le gardien de vos données
La filiale d’infonuagique AWS est la section la plus profitable d’Amazon, mais les activités de la compagnie dans ce domaine passent souvent inaperçues. Le géant a été le premier à se lancer dans ce secteur, en 2006, et il occupe maintenant plus d’un tiers de ce marché, devant ses principaux compétiteurs que sont Microsoft et Google. L’idée de départ est simple : Amazon loue à d’autres entreprises la capacité de calcul de l’infrastructure informatique mise en place pour les besoins de son propre magasin en ligne. (...)
AWS compte maintenant des centaines de clients corporatifs comme AirBnB, Samsung, diverses banques et même Netflix et Disney, des concurrents d’Amazon dans le monde de la diffusion vidéo. AWS occupe aussi une place importante dans le secteur public et dans celui des organisations non gouvernementales. En effet, selon les informations fournies par Amazon, plus de 6 500 agences gouvernementales à travers le monde utilisent ses serveurs : c’est le cas de la NASA, de la CIA, de l’armée américaine et de différents ministères, en particulier en éducation et en santé. Des universités font de même, ainsi que diverses organisations à but non lucratif. AWS déploie de nombreux moyens pour accaparer plus de clients gouvernementaux.
La position dominante d’AWS dans ce secteur, autant auprès du privé que du public, devrait inquiéter davantage. En effet, après qu’Edward Snowden ait révélé le niveau de surveillance exercé par les services de renseignements américains, peut-on vraiment faire confiance à une grande entreprise américaine disposant d’autant de données gouvernementales ? (...)
Le Conseil d’État, le plus haut tribunal administratif en France, a reconnu qu’il existait un risque que les autorités américaines aient accès à des données protégées par le Règlement général sur la protection des données, mais a considéré que des mesures suffisantes avaient été prises pour protéger les renseignements personnels d’une telle éventualité.
Plus près de nous
À quel point le géant étend-il ses tentacules près de nous ? Amazon emploie plus de 23 000 personnes au Canada et y détient plusieurs centres de tri. En 2016, c’est à Montréal qu’AWS a ouvert le premier de ses trois centres de données canadiens. Montréal a notamment été choisie pour son climat froid, qui lui permet d’économiser sur l’énergie nécessaire au refroidissement des serveurs, mais aussi pour le bas coût de l’électricité au Québec (...)
Luttes nécessaires
Sur tous les plans, Amazon montre le pire de ce que peut produire le capitalisme. (...)
Ne nous laissons pas berner par cette image glorifiant la réussite personnelle et l’innovation : Amazon devrait être une cible naturelle pour les mouvements progressistes de toute tendance.
On peut regretter d’avoir laissé un tel géant se mettre en place sans lui avoir résisté ou l’avoir encadré plus tôt. Nous en sommes à un point où même les États arrivent difficilement à lui tenir tête. Pourtant, l’appel au boycottage est une action simple. D’autres actions peuvent être menées sur les plans syndical, environnemental, de la lutte à l’évasion fiscale, ou du respect de la vie privée. On peut s’inspirer de certaines actions menées devant les tribunaux à travers le monde, comme ce fut le cas en Europe avec une poursuite pour non-respect du Règlement général sur la protection des données, aux États-Unis avec une enquête parlementaire aboutissant à des recommandations visant à limiter ou à briser les monopoles, ou au Japon, avec une poursuite suivant le licenciement abusif de représentants syndicaux. On peut mettre de la pression sur les gouvernements pour qu’ils exigent de meilleures garanties autour de la sécurité des informations personnelles quand ils emploient les services d’Amazon, ou qu’ils tiennent compte des enjeux environnementaux dans les choix d’infrastructures informatiques. On peut exiger des évaluations fréquentes des conditions de travail et le respect des droits des employé·e·s. On peut demander des gouvernements qu’ils adoptent des lois plus fortes contre les monopoles, ou qu’ils en fassent plus pour contrer les stratégies d’évitement fiscal lors des négociations en cours à l’OCDE. Si le mouvement social veut arriver à limiter les effets de la domination du géant, les actions visant à encadrer Amazon ne manquent pas !