
L’historienne de cinéma Geneviève Sellier revient pour le JDD sur la déflagration qui touche le 7e Art depuis l’affaire Weinstein. Jeudi encore, Woody Allen a rejoint la liste des artistes mis en cause.
Le 31 janvier prochain, le nouveau Woody Allen sort en France. Wonder Wheel connaît déjà un vrai succès critique. Mais la promotion du long-métrage a été bousculée jeudi par le témoignage choc de Dylan Farrow, la fille du réalisateur qui a accusé son père d’agressions sexuelles. Les faits étaient connus depuis 25 ans, mais il a fallu l’affaire Weinstein, et la déflagration qui a suivi, pour capter l’intérêt des médias. Les comportements présumés abusifs de Woody Allen peuvent-ils changer notre vision de ses films ? Faut-il arrêter de voir des œuvres de Roman Polanski ou des films avec Kevin Spacey au motif que ces hommes sont ou ont été poursuivis pour des faits répréhensibles ou punis par la loi ?
L’historienne du cinéma Geneviève Sellier (*) étudie le sujet depuis des années. Spécialiste de la représentation des rapports sociaux entre les sexes au cinéma, elle revendique un regard critique et féministe sur tous les films, qu’ils soient ou non des chefs d’oeuvres. Et rappelle que les artistes sont des citoyens comme les autres.
L’artiste n’est plus au-dessus des lois
L’affaire touchant Woody Allen est connue depuis 25 ans, mais n’a pourtant pas empêché le réalisateur de connaître le succès et les récompenses. La déferlante Weinstein va-t-elle tout changer ?
Notre sensibilité change avec les évolutions de la société. La domination masculine est toujours là, mais apparaît de plus en plus visible. Considérée comme normale, dans la société en général comme dans l’art en particulier, cette phallocratie est de moins en moins acceptée. Les comportements abusifs, sur les plateaux de tournage comme ailleurs, ont longtemps été subis par les femmes. Avec des affaires comme celles de DSK ou de Weinstein, ce qui était considéré comme une norme devient de moins en moins supportable. L’histoire de Dylan Farrow illustre ça. Il y 25 ans, sa mère Mia Farrow était considérée comme une hystérique. Il n’était pas question qu’on touche à la statue de l’artiste Woody Allen. Désormais, l’artiste n’est plus au-dessus des lois. (...)
"En France, remettre en question une œuvre d’art, c’est tabou !"
C’est-à-dire ?
Depuis qu’on a décidé d’être laïcs, nous avons remplacé le culte religieux par le culte de l’art. L’artiste, à partir du moment où il est validé comme tel par ceux qui ont le pouvoir, est inatteignable. Le cinéma français est devenu une religion polythéiste dans laquelle chaque grand réalisateur serait un dieu. Et, dans le cadre de ce culte, le critique de cinéma est une sorte de prêtre. C’est d’ailleurs la théorie de Serge Daney [l’un des piliers des Cahiers du cinéma dans les années 1960-1970, NDLR] : le critique doit être un passeur pour expliquer au public le génie de l’artiste. C’est différent aux Etats-Unis où le cinéma est d’abord une industrie. (...)
La Cinémathèque française ne fait jamais aucun travail critique - j’y suis d’ailleurs persona non grata. Cette institution se contente de montrer les œuvres que la doxa cinéphilique a désignées comme "artistiques". En ce sens, elle est le temple du culte rendu aux grands auteurs, évidemment masculins. Les statistiques sont accablantes. Aujourd’hui, il y a 20 à 25% de films réalisés par des femmes. Selon mes calculs, la Cinémathèque n’en diffuse qu’environ 5% par an.
"L’omerta continue de régner en France" (...)
Catherine Deneuve, signataire d’une tribune sur la "liberté d’importuner", a pourtant pris ses distances avec le mouvement #BalanceTonPorc. Cela vous a-t-il choqué ?
Dans ce cas, il faut vraiment distinguer la personne et l’actrice. Moi, j’analyse cette tribune par le prisme social. Si vous regardez les personnes qui ont signé cette tribune, ce sont toutes des femmes qui appartiennent aux couches dominantes de la société et qui ont peut-être moins subi de violences que des femmes issues de milieux populaires ou de classes moyennes. Et puis, il y a une dimension idéologique : elles défendent leur propre position dominante en exprimant leur alliance avec les hommes dominants. (...)
Cette tribune insistait toutefois sur le risque de "chasse aux sorcières". Kevin Spacey par exemple a été effacé du film de Ridley Scott (Tout l’argent du monde). Effacer un acteur d’un film ne nie-t-il pas sa qualité même d’artiste ?
Il n’y a jamais de chasse aux sorciers. La domination masculine, en tout cas en France, n’a pas bougé d’un iota. L’omerta continue de régner en France. Ceci dit, il n’y a aucun risque pour l’art et la liberté de créer. Il faut remettre en contexte l’affaire Spacey. Cette opération d’effacement de Ridley Scott, c’est d’abord un coup commercial. Son film a coûté très cher et a failli faire un bide avant même d’être sorti. Ridley Scott, qui est quelqu’un de très intelligent, a donc monté cette opération publicitaire pour retourner la situation à son avantage. Cela n’a rien d’artistique.