
Les milliardaires d’antan avaient le mérite d’afficher sans détour leurs intentions : ils ne se cachaient pas de préférer le pillage des ressources mondiales à leur sauvegarde. Si les « barons voleurs » de l’ère industrielle comme Henry Ford, Andrew Carnegie ou John Rockefeller ont effectivement consacré une partie de leur fortune à des œuvres caritatives, il marquaient clairement la distinction : le pétrole et l’acier rapportaient de l’argent ; l’éducation et les arts aidaient à le dépenser.
Bien entendu, les fondations éponymes n’étaient ni neutres, ni apolitiques. Elles menaient des projets qui contredisaient rarement la politique étrangère américaine et coïncidaient avec ses orientations et présupposés idéologiques. On pouvait aisément discerner l’impératif civilisationnel qui sous-tendait leur promotion de démocratie ou leur théorie du progrès. D’ailleurs, certaines de ces fondations ont fini par regretter leurs campagnes douteuses, comme Rockefeller et son imprudent soutien au contrôle de la natalité en Inde.
Mais à une époque où cinq géants des nouvelles technologies figurent au palmarès mondial des dix plus grandes entreprises, on ne sait plus très bien où s’arrêtent les affaires et où commence la charité. En travaillant pour différents secteurs, de l’éducation à la santé en passant par les transports, ces plates-formes numériques bénéficient d’une opportunité que ne connaissaient pas les magnats industriels du siècle dernier : elles peuvent continuer à vendre leur produit phare — en substance, de l’espoir enrobé d’une multitude de couches de données, d’écrans et de capteurs —, sans avoir besoin d’investir dans des activités non productives.
Facebook en guérisseur (...)
Le terme de « philanthrocapitalisme », employé tant par ses partisans que par ses détracteurs, semble trompeur, car de tels projets n’ont pas grand chose à voir avec la philanthropie. Sans être admirateur de M. Ford ou de M. Rockefeller, force est de reconnaître que leurs entreprises philanthropiques n’étaient pas motivées par l’appât du gain, quelles que fussent leurs véritables intentions politiques. Mais peut-on en dire autant des « barons voleurs » de l’ère numérique ?
S’il est trop tôt pour juger de l’engagement de M. Zuckerberg pour la santé, on peut néanmoins se pencher sur ses initiatives dans le domaine de l’éducation. Après une donation personnelle de Zuckerberg de 100 millions de dollars à des écoles du New Jersey, un investissement qui tarde d’ailleurs à porter ses fruits, la Chan Zuckerberg Initiative a financé des entreprises censées faciliter l’accès à l’éducation dans les pays en voie de développement.
Facebook en éducateur
L’entreprise caritative a ainsi versé de l’argent à Andela, une start-up basée à Lagos (Nigéria) qui forme des programmeurs, sur le modèle d’autres initiatives du même genre, comme celle de Google (à travers GV, son fonds de placement) et Omidyar Network, une société d’investissement qui appartient aussi à un milliardaire des nouvelles technologies. Quelques semaines plus tard, l’un des co-fondateurs d’Andela s’est retiré pour lancer une start-up spécialisée dans le paiement — sauver le monde ouvre décidément bien des possibilités.
Soif de profits ou sincère volonté d’aider ? Si vous ne parvenez pas à y voir clair dans ces motivations, ne cherchez pas l’erreur, le flou est délibéré. Tandis que les œuvres caritatives de Ford et Carnegie visaient à racheter les péchés commis au nom d’un capitalisme avide, les gens comme Zuckerberg et Omidyar veulent nous convaincre qu’une fois pleinement déployé dans la société, ce même capitalisme avide fera des merveilles. (...)
La pseudo-philanthropie d’aujourd’hui n’est souvent qu’un moyen détourné de générer des profits en formant des êtres rationnels, calculateurs et animés de l’esprit d’entreprise, qui raffoleront à leur tour d’autres formes de technologies personnalisées. Un tel apprentissage convient parfaitement aux besoins des multinationales de conseil et des géants de la technologie. (...)
Prenons garde à ne pas céder au syndrome de Stockholm en sympathisant avec les ravisseurs de notre démocratie. D’une part, vu les impôts dérisoires que rapportent les entreprises de hautes technologie, il est logique que le secteur public ne parvienne pas à évoluer assez vite. D’autre part, en donnant systématiquement au secteur privé une longueur d’avance au moyen d’innovations qu’elles conçoivent et maîtrisent, les élites de la technologie peuvent être pratiquement sûres que la population préférera toujours les technologies privées mais fluides à leurs équivalents publics un peu désuets.
On devrait s’inquiéter, et non se réjouir, de ne plus pouvoir distinguer la philanthropie de la spéculation. Face à une Silicon Valley si désireuse de sauver le monde, on ferait bien de se demander qui nous sauvera enfin de la Silicon Valley.