Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Basta !
Violences : « Comparer des voitures brûlées avec les ravages du néolibéralisme depuis 40 ans est absurde »
Article mis en ligne le 14 février 2019
dernière modification le 12 février 2019

Les images de violence « ne résument en rien le mouvement actuel », estime l’historien François Cusset, auteur d’un livre sur « Le déchainement du monde, logique nouvelle de la violence », publié au printemps dernier. Pourtant, nombre de commentateurs indignés tentent bien de réduire la mobilisation des gilets jaunes aux seules images de dégradations et d’affrontements. Et passent sous silence d’autres violences, celles « du temps ordinaire » que décrit l’historien dans son livre : contagion sociale du stress, précarité, violences contre l’environnement, oppressions sexistes… « Jamais le système économique actuel ne s’est autant accommodé de la violence », dit-il. Entretien.

François Cusset [1] : La violence est avant tout celle que subissent les gilets jaunes : non seulement de la police, avec 300 blessés graves en trois mois, mais aussi des bons bourgeois et des nouvelles lois liberticides. Le rôle désormais central de l’image permet de réduire un mouvement social à ses exactions, ou à sa défense active, aux dépens de ses autres aspects. Les images des détériorations, de l’Arc de triomphe à Paris par exemple, et celles des visages tuméfiés des manifestants après l’usage d’armes par la police circulent plus facilement, mais elles ne résument en rien le mouvement actuel.

Et n’oublions pas que certaines dégradations sur la voie publique, comme les vitrines d’agences bancaires cassées ou les barricades érigées dans les quartiers chics de la capitale, ont un sens plus politique. En ne retenant que ces images, on ne fait plus la différence, et on rabat la résistance sociale sur le nihilisme ou la brutalité d’État : ce n’est pas du tout la même chose. Les dégradations de l’Arc de triomphe relèvent du défi, du vandalisme bravache. Les barricades sur la voie publique sont plus proches de l’action d’autodéfense collective.

La question de la violence n’est pas un thème en soi. Nous sommes face à diverses formes, complémentaires, d’expression de la contestation. (...)

Et, tout simplement, comparer quelques voitures de sport enflammées et des abribus brisés avec les ravages systématiques du néolibéralisme dans les vies depuis 40 ans est absurde. Une telle violence systémique engendre mécaniquement une contre-violence réactive, dérisoire dans ses moyens mais photogénique. Pour l’essentiel, cette violence s’exprime sur des objets ou des façades. (...)

Avec les gilets jaunes, le défi territorial est sans précédent : jamais les beaux quartiers de Paris n’avaient été occupés par une foule aussi longtemps et de manière aussi répétitive, même pendant les épisodes révolutionnaires. (...)

Cette occupation répétée au fil des « Actes » et des semaines comporte une dimension symbolique – aller sous les fenêtres du pouvoir et de ses lieux – et une signification politique : quand on estime n’avoir plus rien à perdre et personne à qui confier sa représentation – ni parti, ni organisation, ni institution –, le défi est d’aller occuper assez longtemps le terrain adverse pour qu’il se passe quelque chose. Relever ce défi suppose de nouer un lien collectif sur place et de poser ensemble la question du commun : la question de ce que l’on fait là, tous, à cet endroit précis.

La première victoire des gilets jaunes n’est-elle pas de rendre visible, au moins temporairement, la violence économique et sociale que subissent nombre de personnes ?

C’est l’aspect incontestablement le plus fécond du mouvement. C’est aussi son ferment révolutionnaire. Il a rendu visible les dégâts sociaux du capitalisme, la paupérisation, la souffrance, et créé sur cette base du commun. Il démontre en actes que cette guerre sociale peut être un socle collectif, le point de départ d’un combat plus solide et ancré, que les motifs antérieurs de lutte, davantage liés à des options partisanes ou à des identités précises à défendre. Celles-ci n’ont pas disparu. Elles sont – en partie – suspendues, mises sous silence, au moment de rejoindre l’endroit où l’on va manifester : dans les cortèges, on aperçoit peu de drapeaux, aucun signe d’affiliation politique. (...)

La référence explicite et spontanée, dans les discussions du samedi, à des épisodes révolutionnaires antérieurs – 1789, 1848, Mai 68 – exprime la raison qui les guide : face à une injustice sociale sans précédent, nous n’avons rien à perdre et le pouvoir va finir par céder. On a parfois l’impression d’un clin d’œil aux ancêtres, d’une sorte de connivence historique avec leurs homologues d’il y a deux siècles. Qu’ils aient à l’époque pu révoquer puis guillotiner un roi sous-tend la foi des gilets jaunes : tant que nous tiendrons le pavé ensemble, nous avons une chance que le pouvoir cède.

Le contexte politique bien sûr n’est plus le même. Nous vivons aujourd’hui dans un système politique et institutionnel entièrement bloqué par un chantage moral, qui est en réalité idéologique : soit le libéralisme autoritaire et l’austérité bruxelloise, la ploutocratie sans espoir, soit le 3ème Reich à la française, ou la rafle du Vel d’Hiv. Du moins tel qu’a été présenté le deuxième tour de la dernière présidentielle. Le système est figé dans cette alternative, imposée comme le seul choix effectif. (...)

Attention cependant à ne pas sombrer dans le simplisme mono-causal : ces « violences-monde », comme je les appelle, n’ont pas une cause unique, mais des causes multiples et parfois ancestrales, comme pour les violences sexistes et sexuelles. Les violences environnementales, inter-ethniques ou encore sexuelles ne sont pas des objectifs directs et conscients du système économique. Il s’en accommode, voire cherche à en tirer profit, à faire son miel des autres violences – comme le disait Naomi Klein du « capitalisme du désastre » et de sa « stratégie du choc ». (...)

La violence est au cœur de la genèse historique du capitalisme, elle n’est pas seulement un heureux accident, elle est aussi une origine sans cesse reconduite : le capitalisme moderne est né, il y a un demi-millénaire, de la traite négrière et de la colonisation.

On a voulu nous faire croire que le commerce adoucissait les mœurs. Le plus souvent, c’est la violence qui le stimule. (...)

Il faut se défaire de l’idée que la violence est une exception au sein du système économique. Jamais le système économique actuel ne s’est autant accommodé de ces violences ou en a été aussi directement partie prenante. Augmenter les rendements nécessitera toujours d’augmenter les contraintes, donc la violence.(...)

Entre le début des années 1970 et la fin des années 1980, le système économique dominant évolue. C’est d’abord l’extension à toute la planète de ce régime économique, et à toute l’existence de la valeur marchande. C’est aussi le déclin, voire la destruction, des gardes-fous qu’avait inventés ou laissés se développer le capitalisme et qui compensaient sa dureté : l’État providence, notamment, dont la période de gloire se situe après la seconde guerre mondiale, avec ses systèmes éducatifs et de protections sociales universels et accessibles. La privatisation en cours de ces systèmes, ou l’introduction dans leur fonctionnement d’une logique exclusivement comptable, le retrait de l’État d’autres missions, mettent fin à ces gardes-fous. Ce qu’on peut appeler la radicalisation du capitalisme consiste dans le règne sans partage de ses dogmes et dans la disparition de ces contrepoids. Nous payons aujourd’hui le prix très lourd d’une telle évolution. (...)