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le Monde Diplomatique
Vendre de la discorde plutôt qu’informer Un journalisme de guerres culturelles
Article mis en ligne le 11 octobre 2021
dernière modification le 10 octobre 2021

Le juste milieu ne rapporte plus. Hier assise sur la manne publicitaire, la presse modérée recherchait une audience de masse et la cajolait en simulant l’objectivité. La recette change. Désormais, les médias prospèrent en alimentant les guerres culturelles auprès de publics polarisés et mobilisés. Pour le meilleur ou pour le pire. Et sous le regard vigilant, parfois sectaire, de leur propre lectorat.

Il rachète à tour de bras médias et éditeurs (Vivendi, Editis, Prisma), convoite Europe 1, taille dans les effectifs et les dépenses, encourage un journalisme de racolage destiné à l’extrême droite (CNews), fait régner la terreur dans les rédactions — et menace de poursuivre en justice Le Monde diplomatique, qui enquête sur ses activités en Afrique : s’il fallait personnifier les nuisances du capitalisme médiatique, le nom de Vincent Bolloré s’imposerait d’emblée.

Abondamment commentée dans la presse, la brutalité du milliardaire breton ne fournit pourtant pas le meilleur indicateur du mouvement qui bouscule le paysage journalistique des années 2020. Car la force montante ne se trouve ni dans l’infographie des propriétaires (1), ni dans le Bottin des annonceurs. Elle se devine dans l’empressement des directions éditoriales à s’excuser quand un article déplaît à leurs lecteurs. Ce nouveau pilier de l’économie de la presse fut longtemps considéré comme la cinquième roue du carrosse médiatique : les abonnés. Leur influence croissante fait résonner au cœur des rédactions les clameurs et les clivages de nos sociétés. Cette irruption ne concerne pour le moment qu’une poignée de titres. Mais elle traduit un mouvement de fond.

Certes, l’appropriation privée rebat toujours les cartes du grand Monopoly de la communication. Mais elle a cessé de bouleverser un secteur depuis longtemps soumis à sa logique marchande. Et à son corset managérial : alors que les écrans dévorent toujours plus avidement le temps et les conversations, les forces qui produisent l’information se raréfient. En France, le nombre de journalistes s’effrite à un rythme modéré (— 6 % entre 2008 et 2019), mais l’effectif a chuté de près d’un quart aux États-Unis. Cette moyenne masque une disparité : les rédactions américaines ont supprimé 36 000 emplois dans la presse écrite tandis qu’elles créaient 10 000 postes dans les médias non imprimés (2).

Longtemps prophétisé, le régime d’information à deux vitesses — riche pour les riches, pauvre pour les pauvres — s’installe sous nos yeux. Il réverbère la géographie des inégalités éducatives et culturelles. Moins agile à se déployer en ligne compte tenu de l’âge et des habitudes de son lectorat, la presse locale s’appauvrit, se concentre ou, comme aux États-Unis, s’éteint (...)

La survie de la presse locale reposait sur la publicité et les petites annonces, deux ressources englouties par Facebook et Google, qui, eux, ne produisent pas d’informations mais pillent celles des journaux qu’ils ont préalablement privés d’annonceurs.

Proportionnel au nombre de paires d’yeux tombées sur la réclame imprimée, le prix de la publicité obéit à une tout autre règle sur Internet, où la qualité du ciblage remplace la quantité de public touché. Or, dans ce domaine, nul ne surclasse les prédateurs de la Silicon Valley. Leur concurrence force la presse généraliste à vendre ses espaces numériques à prix sacrifiés (...)

Ci-gît le modèle du « double marché » inventé en 1836 par Émile de Girardin qui, d’un côté, alléchait le chaland par un faible prix de vente et, de l’autre, vendait le lectorat aux marchands souhaitant placer leur réclame. Cette économie impliquait une double dépendance : aux annonceurs quand tout allait bien ; aux actionnaires, sollicités pour remettre au pot, en période de vaches maigres. Elle connaît son âge d’or dans les années 1960 et 1970, puis, sur un mode plus frénétique, lors de la « bulle Internet » qui éclata en 2000 : dans les couloirs de Libération, un quotidien alors gavé de publicité, les dirigeants éditoriaux gloussaient qu’ils pourraient désormais se dispenser des ventes. Les journaux dits « gratuits » concrétiseront en 2002 cette stratégie de génie — avant de disparaître dans le trou noir de l’économie numérique.

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la prééminence de la ressource publicitaire avait transformé la vision du monde social renvoyée aux lecteurs : « La couverture du monde du travail a diminué et changé d’orientation, passant de la puissance des syndicats en tant qu’institutions aux désagréments que les grèves imposaient aux consommateurs », observe Nicholas Lemann, professeur de journalisme à l’université de Columbia (...)

Un nouveau modèle émerge, mieux ajusté à l’anémie publicitaire et aux réalités d’une société fracturée : celui de médias hyperpartisans, de masse ou de niche, financés lorsqu’ils relèvent de l’écrit par une solide base d’abonnés.

L’abonné : « Temps futurs ! Vision sublime ! » Les médias sont hors de l’abîme… Hier jugé hors d’atteinte et hors du coup par les génies d’Internet, convaincus que l’information en ligne serait gratuite ou ne serait pas, ce souscripteur fidèle fait quinze ans plus tard l’objet de toutes les convoitises. Des chaînes payantes, plates-formes de diffusion vidéo et audio ont démontré que, à l’époque de la gratuité et du piratage généralisés, les utilisateurs restent disposés à payer un service spécifique pourvu qu’on ne le trouve pas ailleurs.

Au jeu de la conversion de l’audience gratuite en lecteurs payants, seuls les journaux les plus puissants et les plus spécialisés triomphent. Pour ceux nés à l’époque de l’imprimerie, la réussite économique passe par le sacrifice progressif du papier et de ses coûts d’impression et de distribution. (...)

Dans un raccourci saisissant de notre époque, des fabricants de papier journal, comme Norske Skog, reconvertissent leurs machines afin de produire du carton d’emballage pour Amazon (8)…

« Avant Internet, le New York Times, comme tous les journaux, se contentait de servir ses maîtres publicitaires. Aujourd’hui, en l’absence d’autres formes de revenus — subventions gouvernementales, fondations à but non lucratif —, c’est le lecteur qui décide si une publication vit ou meurt, résume Ross Barkan, journaliste et militant de l’aile gauche du Parti démocrate. Et cela confère au public un pouvoir nouveau (9). » À première vue, la bascule marque un bond vers l’indépendance : les abonnés ne réclament-ils pas la meilleure information possible là où les annonceurs n’exigent qu’un temps de cerveau disponible ? Naguère perçu comme hétérogène et dépourvu de moyen de pression, le lectorat a rarement disposé d’une influence sur la ligne éditoriale. En se fixant une identité, politique (en France) ou locale (aux États-Unis), chaque publication naissante sélectionnait d’emblée une audience correspondant à sa vision du monde. De leur côté, les responsables de la presse « de qualité » se faisaient de leur clientèle l’image reflétée par le courrier des lecteurs : libérale éclairée, allergique au sectarisme, intéressée à la chose commune et à la marche du monde, ne formant son jugement qu’à partir de faits liés par des raisonnements ; la figure de l’« honnête homme », en somme, pour qui la lecture du quotidien représentait, selon la fameuse formule de Friedrich Hegel, « une sorte de prière du matin réaliste ». Le journalisme s’inventait un peuple de croyants dont il serait le dieu.

Ce mirage s’est dissipé. Toute source de financement comporte un risque d’influence éditoriale, et le modèle de l’abonnement ne fait pas exception. Les années 1990 et 2000 avaient été marquées par une discordance entre la polarisation sociale croissante des populations et l’homogénéité relative des médias dominants. Les parts de marché, estimaient les comptables de la presse, se gagnent au centre, comme les élections. De l’ère Brexit-Trump, l’élite du journalisme aura retenu cette leçon : l’exacerbation des divisions politiques — et surtout culturelles — alimente l’audience, mobilise les lecteurs et génère du profit. (...)

Fondamentalement, cela signifie que la presse, qui commercialisait naguère une vision de la réalité supposée acceptable aux yeux d’un large éventail, vend à présent de la division (...)

Plutôt que ses « vieux » lecteurs, qui considèrent encore le journal comme une entité éditoriale à part entière, le New York Times s’emploie à séduire des « communautés » qui reçoivent sur les réseaux sociaux les liens d’articles isolés, détachés du reste de l’édition du jour, mais correspondant étroitement à leurs attentes. Sur chacun des sujets qui les mobilisent, ces petits groupes accueilleront tout faux pas par une tempête de tweets indignés.

Du consensus sédatif au dissensus lucratif, le virage épouse opportunément le fonctionnement des réseaux sociaux. Hier propre à Facebook et à Twitter, le modèle de la chambre d’écho qui renvoie inlassablement aux utilisateurs ce qu’ils veulent lire et entendre s’étend désormais aux médias traditionnels, à cette différence que les lecteurs paient cash pour recevoir les informations qui les caressent dans le sens du poil. D’autant plus persuadés que Twitter arbitre la vie publique qu’ils y passent eux-mêmes une partie significative de leur temps d’éveil, les journalistes confondent volontiers l’activisme polémique alimenté au quotidien par quelques centaines de « twittos » blanchis sous le clavier avec les attentes de leurs centaines de milliers d’abonnés. Échaudés par quelques orages d’indignation numérique, bien des dirigeants éditoriaux évitent de prendre à rebrousse-poil les militants du clic. (...)

Mais les rafales de tweets qui charpentent les polémiques en ligne influencent-elles vraiment la production d’information ? Dans une large mesure, explique une enquête en cours de publication (13). Partant d’une série de plusieurs milliers d’« événements » lancés sur les réseaux sociaux et repris dans les médias traditionnels, les chercheurs établissent que la popularité d’un sujet apparu sur Twitter — mesurée au nombre de tweets, de retweets et de citations qu’il génère — détermine la couverture que lui consacre la presse (...)

Et le phénomène est encore plus prononcé dans les journaux où les rédacteurs s’activent le plus ardemment sur la messagerie en 280 signes.

Car les journalistes ont trouvé dans ce réseau social souvent narcissique, péremptoire et moutonnier un monde qui leur ressemble. « Twitter est une fenêtre sur l’actualité du monde, c’est pourquoi certains des comptes les plus actifs appartiennent à des journalistes », claironne une page consacrée aux « bonnes pratiques » du groupe fondé par M. Jack Dorsey (14). C’est la définition même de l’effet Larsen : les journalistes les plus bouillonnants sur un réseau social où piaffent nombre de leurs collègues répercutent dans leurs colonnes l’écho de cet environnement électronique. Issus de plus en plus exclusivement de la bourgeoisie cultivée, au point que plus de la moitié des rédacteurs du New York Times et du Wall Street Journal sortent des universités d’élites américaines (15), les gens de presse oublient que Twitter lui-même attire une clientèle plus diplômée, aisée, urbaine, jeune et de gauche que la population au milieu de laquelle elle vit. Et que la « fenêtre » est elle-même distordue, puisque les 10 % de « twittos » les plus prolixes produisent 80 % des tweets (16). « Il faut souligner que les utilisateurs de Twitter ne sont pas représentatifs de la population générale des lecteurs de presse », insistent les auteurs de l’enquête précitée.