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Valérie Masson-Delmotte : « Certains ados en savent plus sur le climat qu’un ministre »
Article mis en ligne le 25 mars 2020
dernière modification le 24 mars 2020

Paléoclimatologue, Valérie Masson-Delmotte est en première ligne pour la lutte contre le réchauffement climatique. Malgré l’ampleur du défi, elle affirme avec espoir sa confiance en la jeune génération.

Nous vivons dans un climat altéré, perturbé par les activités humaines. Nos modes de vie, qui exigent un recours massif aux énergies fossiles, ont créé une rupture. Quoi que l’on fasse, le climat va continuer à changer. Il faut s’y préparer, car le changement que nous avons inscrit dans l’atmosphère est irréversible pour plusieurs siècles, en raison d’une inertie dans le cycle du carbone. Ainsi, ce qui va conditionner l’avenir, c’est la somme des émissions de CO2 passées, présentes et futures. Si l’on agit maintenant pour diminuer nos rejets de dioxyde de carbone, cela donnera plus de marge de manœuvre aux jeunes générations. Dans le cas contraire, elles subiront un climat plus altéré encore. (...)

Ce qui importe n’est pas, d’ailleurs, le constat scientifique, mais le vécu des gens. Certains événements marquent les esprits : quand il fait 46 °C dans le sud de la France, comme l’été dernier, ou 42 °C à Paris… Il y a vingt ans, l’image du changement climatique, c’étaient les ours polaires, les générations futures, des choses lointaines. Aujourd’hui, on me demande : « Comment refroidir le corps de mon nouveau-né dans mon appartement à Paris ? » Dans le Gard, des viticulteurs voient leurs vignes comme passées au lance-flammes. Il y a aussi ces images d’incendies hors de contrôle en Australie. Tout cela ramène le climat à l’échelle des gens, ils perçoivent les changements à l’œuvre. La difficulté vient plutôt des décideurs, qui ont du mal à les appréhender… Pas tous, mais une grande partie d’entre eux. (...)

les marchands de doute ont joué un rôle déterminant, notamment pour défendre le secteur des énergies fossiles. Dès les années 1960, par exemple, Exxon disposait de toute l’expertise nécessaire pour appréhender les enjeux climatiques. Mais elle a financé des mercenaires pour semer le doute, en s’appuyant sur les médias, qui mettent en scène différents points de vue. La science, ça ne marche pas comme ça. Il y a des éléments factuels, qui ne relèvent pas d’opinions. Ces entreprises ont instrumentalisé le débat démocratique pour propager le doute, dans le but de gagner du temps sur la réglementation environnementale. (...)

Le discours évolue mais reste très cynique, servant des intérêts à court terme. Cela fonctionne encore car les enjeux sont complexes, et les transformations à mener sans précédent. Nous avons connu deux siècles de développement économique et de progrès social grâce à une énergie abondante et bon marché. On sait désormais que cette énergie modifie profondément les conditions de vie sur Terre. (...)

Certains acteurs économiques ne parviennent pas à renouveler leur modèle, sont parfois aux abois et font tout pour freiner la prise de conscience en jouant sur le fatalisme ou l’indifférence. C’est d’autant plus compliqué qu’il faut conjuguer la lutte pour le climat et la protection de la biodiversité. Pour éviter de réduire leurs émissions, certaines entreprises essaient de trouver des palliatifs. Elles mettent par exemple en avant des mesures de « compensation », qui consistent à utiliser des terres pour stocker du carbone. Mais quel est l’impact pour la biodiversité et la sécurité alimentaire ? Il faut aborder ces deux défis en même temps. (...)

La science doit avoir une place dans la vie de la cité. Sa voix s’est affaiblie, alors que beaucoup de gens aspirent à mieux comprendre. La télévision publique lui accorde si peu de place ! On ne se donne pas les moyens de créer une culture générale scientifique. Et quelle place accorde-t-on à la science dans le cursus des cadres de la fonction publique, ou dans la formation des décideurs ? Très réduite ! Alors qu’ils en auront besoin pour aborder les enjeux de santé publique, de gestion des milieux naturels, de climat… (...)

De fait, certains adolescents en savent plus que le premier ministre de leur pays ou le maire de leur ville. J’ai vu des lycéens lire le « rapport 1,5 °C » du Giec. Un texte en anglais, technique, aride… Ils sont arrivés avec plein de questions ! Mais je n’ai rencontré qu’un maire l’ayant lu, et essayant de faire le lien avec ses actions locales : celui de Grenoble (l’écologiste Éric Piolle, NDLR). Ces compétences sont décisives pour aborder le monde qui se dessine. Pour la plupart des gens, ce qui se passe est assez flou… (...)

Lorsque je pose des questions simples sur l’effet de serre à mes étudiants de première année, les réponses restent vagues. Parce qu’à l’école et jusqu’après le bac, on a du mal, en France, à construire des compétences sur le climat et la biodiversité. Résultat : chacun se sent démuni. Comment faire des choix de société si on ne sait pas précisément ce qui émet des gaz à effet de serre ? Nous allons devoir faire des choix éclairés face aux aléas climatiques. Il faut des repères ! Au XIXe siècle, les compétences en biologie ont permis de comprendre d’où venaient les contaminations, et de s’en protéger. On est passé par l’éducation pour améliorer la santé publique. (...)

si on veut vraiment lutter contre les émissions de gaz à effet de serre, on a besoin de changements à grande échelle : réorienter la finance, favoriser la mobilité douce, transformer les villes, agir massivement dans le secteur de l’énergie… Cela implique une gouvernance, un projet structurant, et je ne suis pas sûre que ce soit porté par la vision de l’effondrement.

L’inertie de nos sociétés peut sembler désespérante. Où trouvez-vous de l’espoir ?

V. M.-D. : Je suis au-delà de l’espoir ou de l’optimisme. J’ai travaillé sur moi pour prendre de la distance et comprendre ce que je peux faire, à ma place et dans le temps que j’ai. On ne peut pas changer le monde seul, ni forcer ceux qui n’ont pas envie d’entendre. Ce qui importe pour moi, c’est d’être lucide et responsable. J’essaie d’aligner mes choix personnels avec cette prise de conscience. Cela évite de se sentir impuissant ou de culpabiliser. (...)

Des solutions sont disponibles mais on a besoin qu’elles changent d’échelle. J’observe aussi l’implication des acteurs de terrain dans les villes du monde entier. Dans les pays pauvres, riches, émergents, les villes sont aux premières loges pour élaborer la façon d’affronter des événements météorologiques extrêmes… Autre signal positif : le mouvement des ingénieurs dans différents secteurs d’activité. Les étudiants, notamment, demandent à acquérir des compétences et cherchent des employeurs pour les porter. C’est un mouvement profond mais peu médiatisé de jeunes qui veulent apporter concrètement, sans idéologie, des réponses aux défis. J’observe aussi que l’on s’engage vers une finance plus responsable sous la pression des gouvernements, de l’opinion publique ou de certains actionnaires. (...)

Hier encore, on m’a invitée à un colloque aux États-Unis. Une tonne de CO2 pour 30 minutes de présentation ? J’ai refusé et proposé une visioconférence. C’est une solution performante, qui fait gagner du temps, de l’argent… mais elle est souvent refusée. Il y a des émissions de gaz à effet de serre que je ne peux pas éviter, par exemple celles liées aux réunions du Giec. Alors je mesure, je rends public, et je compense. Comme mon université ne me permet pas de compenser, je le fais à titre personnel, sur des projets de reboisement en France. (...)

C’est important de former des adultes référents sur les questions d’environnement, pour ne pas laisser les jeunes seuls avec les réseaux sociaux et tout ce qu’ils véhiculent d’alarmiste. Et proposer un espace où l’on puisse échanger et explorer des projets pour faire sa part.

Que pensez-vous de la figure de Greta Thunberg ?

V. M.-D. : J’ai vu Greta Thunberg pour la première fois à la COP24, en Pologne. J’y étais pour présenter le « rapport 1,5 °C » du Giec. L’Arabie saoudite a coulé l’utilisation de ce rapport dans le cadre des négociations internationales sur le climat. Dans cette espèce de théâtre, où chacun joue son rôle, Greta Thunberg est arrivée avec une voix différente, une réflexion très lucide. (...)

J’étais frappée aussi par le fait qu’elle incarne le contraire de « sois belle et tais-toi ».

Elle revendique d’être elle-même, différente, et, en étant ainsi, elle dérange profondément. Elle dérange ceux qui ne veulent pas accorder de place à la voix de la jeunesse et ceux qui ont une vision patriarcale des femmes. Elle a agi comme un excellent révélateur du mépris de certains hommes âgés pour les jeunes femmes, et elle a catalysé l’expression d’un climatoscepticisme larvé qui trouvait quelque chose à critiquer. Ils n’ont pas pu critiquer les rapports du Giec, alors ils ont critiqué Greta Thunberg. Elle montre aussi l’aspiration de jeunes de pays très différents à un mouvement collectif. Mais je ne sais pas comment elle fait pour tenir avec la pression médiatique qu’elle subit. C’est extrêmement préoccupant à observer. C’est peut-être le prix à payer pour être le visage d’un mouvement. (...)