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Une vraie révolution fiscale : limiter l’héritage à la valeur d’une vie de travail
JEAN-FRANÇOIS BALLAY Auteur, réalisateur, essayiste
Article mis en ligne le 31 janvier 2019

Face au phénomène des gilets jaunes, qui reste bien vivace, le "grand débat" de Macron fait figure d’une mascarade, tant il est évident que ce "débat" formaté par avance ne va rien changer à la politique ultra-libérale qu’il a commencé à mettre en oeuvre, sous l’injonction de Bruxelles et des lobbies de la haute finance. Pendant ce temps, les syndicats et partis de gauche "réformiste", qui ne sont plus de gauche comme chacun le sait, restent médusés par cette rébellion des "invisibles". Ils continuent en cela de reproduire ce que la sociale-démocratie a déjà fait durant le vingtième siècle : faire le dos rond, trahir les couches populaires, faire allégeance aux puissances du capital, et s’illusionner en agitant ici et là des "éléments de langage" qui vident la pensée politique de sa substance.

Dans ce contexte où il est plus qu’urgent d’expérimenter des idées radicales et de remettre à plat les institutions moribondes de nos "démocraties" européennes, je propose une petite contribution en re-publiant un article que j’avais déjà diffusé sur Mediapart en 2017. Une bouée à la mer, en somme, qui prolongera les articles récents de Romaric Godin, notamment Fiscalité des patrimoines : le débat occulté. Ce que je propose va beaucoup plus loin. C’est un principe général capable de miner le capitalisme en son coeur : le régime d’appropriation. Pour cela je propose de limiter toute transmission de patrimoine à la valeur équivalente à une "vie moyenne de travail". Je vais détailler ici de quoi il s’agit, mais aussi proposer une stratégie pour vaincre les obstacles. Ce ne sera pas suffisant pour sauver le monde... mais c’est l’une des priorités pour espérer y parvenir...

Une menace plane sur le monde : le pillage de la terre par une oligarchie assoiffée d’argent et de pouvoir. On nous disait jadis que Dieu avait donné la terre en commun au genre humain, mais aujourd’hui, avec ou sans Dieu, il est facile de voir à quel point une minorité particulièrement cupide est en train de s’approprier la terre à son seul profit (...)

Peut-être bien que cette masse de deux milliards d’individus en proie à l’égoïsme est le grand estomac du monstre qui dévore la surface de la terre. Mais il faut aussi en chercher le cerveau, ce qui n’est pas compliqué : c’est l’oligarchie constituée de quelques millions d’argentiers qui se sont accaparé tous les rouages de la grande machine. Or, pour extirper ceux-ci de leur fantastique lieu de pouvoir, il faut d’abord convaincre la masse de ce dont elle doit se libérer elle-même. L’enjeu de ce combat n’est pas mince : c’est la conservation de l’espèce humaine, à commencer par ce qu’elle a de plus précieux – la vie, la liberté, la conscience, le plaisir d’être sur terre.

La finance mondialisée divise l’humanité au profit d’une oligarchie sans foi ni loi
Le temps où l’on pouvait parler de « répartition des richesses » est révolu. On distingue très nettement quatre grandes classes qui sont largement cloisonnées et ont des conditions de vie très différentes les unes des autres : les très riches, les classes moyennes, les pauvres, les exclus.

Commençons par la classe moyenne (il faudrait utiliser le pluriel dans la mesure où il y a de gros écarts financiers et culturels entre le bas et le haut des "classes moyennes", mais elles ont tout de même, grosso modo, à peu près le même mode de vie économique). Cette grande "classe moyenne" est constituée d’environ deux milliards d’individus répartis sur tous les continents, d’abord dans les pays occidentaux puis progressivement dans les grandes nations d’Asie et d’ailleurs. Elle est apparue et s’est développée au XXe siècle, avec l’essor de l’économie de marché. Pour la caractériser en quelques mots, cette classe vit des revenus de son travail et a pu se constituer un patrimoine auquel elle s’accroche depuis deux générations : on voit ainsi, dans les pays dits « développés », des millions de familles qui ont pu acheter un appartement, une maison, et parfois une résidence secondaire. Le capital moyen de chaque individu adulte de cette vaste classe moyenne se situe dans une fourchette qui va de quelques dizaines de milliers d’euros à environ un million. Elle est la grande consommatrice vers laquelle confluent, par les miracles du marketing et de la communication, les produits de consommation du grand marché planétaire. Elle est donc le ventre mou de ce marché et son mode de vie en est le reflet.

La classe des très riches se distingue radicalement de la précédente. Elle ne vit pas seulement de son travail mais plus largement du rendement du capital financier qu’elle possède. Constituée de moins de 1% de la population mondiale, soit tout au plus quelques dizaines de millions d’adultes, elle jouit d’un niveau de vie très supérieur à celui de la classe moyenne (...) ils sont aux manettes des grandes entreprises transnationales et du système bancaire qui façonnent désormais la totalité de l’économie mondiale. Si ces très riches ont la capacité de se protéger en restant dans l’ombre, leur pouvoir effectif est très visible à ses effets sur le reste du monde (...)

Face au phénomène des gilets jaunes, qui reste bien vivace, le "grand débat" de Macron fait figure d’une mascarade, tant il est évident que ce "débat" formaté par avance ne va rien changer à la politique ultra-libérale qu’il a commencé à mettre en oeuvre, sous l’injonction de Bruxelles et des lobbies de la haute finance. Pendant ce temps, les syndicats et partis de gauche "réformiste", qui ne sont plus de gauche comme chacun le sait, restent médusés par cette rébellion des "invisibles". Ils continuent en cela de reproduire ce que la sociale-démocratie a déjà fait durant le vingtième siècle : faire le dos rond, trahir les couches populaires, faire allégeance aux puissances du capital, et s’illusionner en agitant ici et là des "éléments de langage" qui vident la pensée politique de sa substance.

Dans ce contexte où il est plus qu’urgent d’expérimenter des idées radicales et de remettre à plat les institutions moribondes de nos "démocraties" européennes, je propose une petite contribution en re-publiant un article que j’avais déjà diffusé sur Mediapart en 2017. Une bouée à la mer, en somme, qui prolongera les articles récents de Romaric Godin, notamment Fiscalité des patrimoines : le débat occulté. Ce que je propose va beaucoup plus loin. C’est un principe général capable de miner le capitalisme en son coeur : le régime d’appropriation. Pour cela je propose de limiter toute transmission de patrimoine à la valeur équivalente à une "vie moyenne de travail". Je vais détailler ici de quoi il s’agit, mais aussi proposer une stratégie pour vaincre les obstacles. Ce ne sera pas suffisant pour sauver le monde... mais c’est l’une des priorités pour espérer y parvenir...

Une menace plane sur le monde : le pillage de la terre par une oligarchie assoiffée d’argent et de pouvoir. On nous disait jadis que Dieu avait donné la terre en commun au genre humain, mais aujourd’hui, avec ou sans Dieu, il est facile de voir à quel point une minorité particulièrement cupide est en train de s’approprier la terre à son seul profit. On pourrait ergoter afin de savoir si cette appropriation est un fait nouveau ou si, au contraire, il en a toujours été ainsi de la richesse et de l’iniquité parmi les hommes. Ce qui est nouveau, ce sont les cratères géants de mines à ciel ouvert qui défigurent les montagnes du Chiapas ; ce sont les chantiers autoroutiers qui éventrent la forêt amazonienne ; ce sont les nappes de fioul lourd que déversent chaque jour des milliers de navires de fret dans l’océan pacifique ; c’est la fonte de la calotte glacière que les prédateurs sont prêts à hâter pour en piller les ressources ; ce sont les tsunamis et les tempêtes que l’homme provoque parmi d’autres dérèglements ; c’est la disparition accélérée des espèces animales et végétales qui font la richesse de la vie sur cette planète. Ce qui est nouveau, c’est que pour la première fois le genre humain est sur le point de la dévaster, cette terre qu’on lui avait, paraît-il, donnée en commun[1].

Il n’est pas inutile de se demander qui est responsable de ces calamités, sans toutefois consacrer trop de temps à cette question qui n’est somme toute que secondaire au regard de l’imminence du désastre. Est-ce la grande classe moyenne de consommateurs qui s’est développée au cours du siècle précédent ? Peut-être bien que cette masse de deux milliards d’individus en proie à l’égoïsme est le grand estomac du monstre qui dévore la surface de la terre. Mais il faut aussi en chercher le cerveau, ce qui n’est pas compliqué : c’est l’oligarchie constituée de quelques millions d’argentiers qui se sont accaparé tous les rouages de la grande machine. Or, pour extirper ceux-ci de leur fantastique lieu de pouvoir, il faut d’abord convaincre la masse de ce dont elle doit se libérer elle-même. L’enjeu de ce combat n’est pas mince : c’est la conservation de l’espèce humaine, à commencer par ce qu’elle a de plus précieux – la vie, la liberté, la conscience, le plaisir d’être sur terre.

La finance mondialisée divise l’humanité au profit d’une oligarchie sans foi ni loi
Le temps où l’on pouvait parler de « répartition des richesses » est révolu. On distingue très nettement quatre grandes classes qui sont largement cloisonnées et ont des conditions de vie très différentes les unes des autres : les très riches, les classes moyennes, les pauvres, les exclus.

Commençons par la classe moyenne (il faudrait utiliser le pluriel dans la mesure où il y a de gros écarts financiers et culturels entre le bas et le haut des "classes moyennes", mais elles ont tout de même, grosso modo, à peu près le même mode de vie économique). Cette grande "classe moyenne" est constituée d’environ deux milliards d’individus répartis sur tous les continents, d’abord dans les pays occidentaux puis progressivement dans les grandes nations d’Asie et d’ailleurs. Elle est apparue et s’est développée au XXe siècle, avec l’essor de l’économie de marché. Pour la caractériser en quelques mots, cette classe vit des revenus de son travail et a pu se constituer un patrimoine auquel elle s’accroche depuis deux générations : on voit ainsi, dans les pays dits « développés », des millions de familles qui ont pu acheter un appartement, une maison, et parfois une résidence secondaire. Le capital moyen de chaque individu adulte de cette vaste classe moyenne se situe dans une fourchette qui va de quelques dizaines de milliers d’euros à environ un million. Elle est la grande consommatrice vers laquelle confluent, par les miracles du marketing et de la communication, les produits de consommation du grand marché planétaire. Elle est donc le ventre mou de ce marché et son mode de vie en est le reflet.

La classe des très riches se distingue radicalement de la précédente. Elle ne vit pas seulement de son travail mais plus largement du rendement du capital financier qu’elle possède. Constituée de moins de 1% de la population mondiale, soit tout au plus quelques dizaines de millions d’adultes, elle jouit d’un niveau de vie très supérieur à celui de la classe moyenne : son capital moyen est de l’ordre de 5 à 6 millions d’euros, et tout en haut de cette classe supérieure une super minorité de quelques milliers d’individus est milliardaire. Ces gens se sont accaparé un patrimoine immobilier de très grand standing, en grande partie au cœur des grandes mégapoles où se trouvent les centres du pouvoir économique et politique. Mais leur véritable pouvoir est ailleurs : ils sont aux manettes des grandes entreprises transnationales et du système bancaire qui façonnent désormais la totalité de l’économie mondiale. Si ces très riches ont la capacité de se protéger en restant dans l’ombre, leur pouvoir effectif est très visible à ses effets sur le reste du monde : ils influent aussi bien les décisions des institutions politiques dans tous les pays que les décisions économiques qui structurent les marchés de biens de consommation. Ils exercent en outre un pouvoir direct sur cet autre marché, qu’on nomme par euphémisme le « marché du travail » : vagues de plans sociaux et de licenciements, déplacements de populations pauvres et expropriation de tous ceux qui ne parviennent pas à se maintenir dans le bas de la classe moyenne, influence décisive sur les conflits armés au gré de leurs intérêts, exploration et exploitation systématique des « ressources naturelles » sur les terres et sur les mers…

La troisième classe, celle des pauvres est constituée d’un véritable « réservoir humain » d’individus qui n’ont d’autres possibilités que de survivre au jour le jour, soit au travers de « jobs » précaires et sous-payés dans les agglomérations tentaculaires aux quatre coins de la planète, soit au travers d’une activité de petits paysans sur les immenses territoires du « Sud » où ils tentent péniblement de préserver leurs modes de vie ancestraux. Ces pauvres survivent péniblement, sans espoir de lendemains qui chantent, avec quelques centaines de dollars en réserve ou le plus souvent rien du tout. Ils n’ont bien sûr pas la possibilité d’accéder à la propriété ni même de posséder quoi que ce soit. Ils sont environ trois milliards d’êtres humains qui survivent ainsi, aux frontières internes et externes de l’empire de la marchandise.

La dernière classe est encore plus déshéritée : il s’agit des populations qui sont purement et simplement exclues du genre humain. Elles sont, pour la plupart, expropriées de leurs terres d’origine, laissées sans aucun moyen de subsistance, réduites à disparaître dans le silence général au terme de vies misérables. Dans l’Europe d’aujourd’hui, berceau des Lumières, on les appelle les « migrants ». Dans leurs pays d’origine, en Amérique du sud, en Afrique, en Asie du sud-est, ces populations en déshérence sont plongées dans la misère, sous le joug de tyrans en tous genres à la solde de l’empire du marché. Leur destin semble d’être soumises à la terreur, exterminées par les guerres, déplacées brutalement par la force militaire, de déserts économiques en zones de confinement, ou réduites à fuir à la suite de catastrophes écologiques. Nulle courbe des « inégalités » ne peut rendre compte de leur condition.(...)

La finance mondialisée a détruit tout espoir de progrès

Ce tableau du genre humain donne une triste image de notre réalité en ce début de XXIesiècle. On comprend aisément qu’il n’existe pratiquement aucune possibilité de passer d’une classe à une autre. Comme si le « progrès des lumières » s’était arrêté net, en cours de route, après avoir fait lever l’espérance parmi les hommes – pendant un très cours laps de temps qui n’aura duré qu’environ un siècle. (...)

Il existe peut-être une façon d’éradiquer ce processus inexorable de dévastation. Il faut pour cela deux conditions : la première est l’Idée, et la seconde est la méthode capable de convaincre les classes moyennes qu’un autre modèle est possible. L’Idée, telle que je la propose, a d’abord un objectif stratégique : celui de désolidariser la classe moyenne de la classe supérieure qui a su l’asservir à son propre principe. Ce principe est celui de l’appropriation sans limites, à des fins purement égoïstes et utilitaires. Il ne s’agit pas de proclamer, comme naguère Proudhon et autres libertaires, l’abolition de la propriété, ni de donner tout pouvoir à un Etat communiste et de nationaliser les moyens de production de façon brutale.

Viser le cœur du régime de propriété : transmettre une vie de travail, mais pas plus !
L’idée que je propose est plus douce dans sa méthode, mais elle a, elle aussi, pour but de miner le capitalisme en son cœur : la propriété du capital augmente inconsidérément avec la succession, c’est donc à cela qu’il faut s’attaquer de façon radicale, plus qu’au seul revenu. Le mot d’ordre est à la fois simple à comprendre par tout un chacun, et susceptible de se propager comme un virus de par le monde car il peut satisfaire agréablement à 99% du genre humain. Il s’énonce en une phrase :

Tout être humain doit pouvoir transmettre à chacun de ses descendants

un capital équivalent à une vie de travail, mais pas plus.

Pourquoi prendre cette référence à une « vie de travail » ? Disons pour l’instant que je le pose comme un principe moral : il paraît équitable de fonder la justice sociale sur le fait que tout un chacun puisse, au terme d’une vie de travail, transmettre à ses enfants les fruits de son labeur. A contrario le sens commun se révolte à l’idée que certains puissent recevoir une fortune colossale en héritage, du simple fait qu’ils sont nés au bon endroit (...)

Utiliser le mérite comme facteur de solidarité plutôt que de compétition
Une chose est aussi certaine que la loi de la chute des corps : pour la minuscule fraction des gens qui possède en moyenne dix millions d’euros, l’idée d’une réforme socialiste sur la transmission du patrimoine les fera bondir et hurler au loup, bien plus encore qu’une augmentation des impôts sur le revenu. En fait, ils mettront tout en œuvre pour empêcher une telle réforme, ou pour la vider de sa substance.

D’abord pour l’empêcher : au besoin, en envoyant les chars dans la rue et la police chez ceux qu’ils désigneront comme des « terroristes ». Ensuite, si cela ne suffit pas, si tout de même le peuple (français, européen, mondial) se rassemblait pour imposer ce juste partage de la richesse privée, alors il ne faut pas douter que les très riches, ceux qui possèdent des millions d’euros, prendront immédiatement la poudre d’escampette : le jour même où une telle réforme sera votée, ils transféreront leurs capitaux vers des paradis fiscaux, sans hésiter une seconde à démembrer les entreprises qu’ils possèdent, et dans le même élan ils prendront la fuite pour s’envoler vers les mêmes paradis.

Ces gens, qui depuis des siècles nous rabâchent que les riches sont le moteur du progrès, que ce sont eux qui créent la richesse et que toute l’humanité en profite, vous verrez que le jour où le peuple aura décidé de leur reprendre ce qu’ils ont volé (car comment peut-on posséder dix millions d’euros sans avoir, d’une façon ou d’une autre, spolié ses semblables ?), ce jour-là, ils montreront leur vrai visage : ils préféreront détruire leur pays, leur peuple, leur terre, pour préserver leur butin dans un lieu hors d’atteinte de la plèbe ! Peu leur importera l’endroit, du moment qu’ils auront l’assurance de préserver pour eux seuls leur capital. Peu leur importera qu’en agissant ainsi, ils laisseront derrière eux des caisses vides dans les banques et des comptes vides dans les entreprises. Peu leur importera l’avenir de ce qui était leur pays. Seul l’argent (et le pouvoir qui en découle) compte à leurs yeux, infiniment plus que le destin de l’humanité et la préservation de la planète[6]. Une réforme un tant soit peu socialiste de la fiscalité en matière de transmission du patrimoine – idée aussi simple que radicale – suffirait, n’en doutons pas, pour provoquer ce séisme au cœur du capitalisme.

Mais avant de chercher un moyen d’éviter la terrifiante fuite de capitaux qui précéderait une telle réforme, il faut commencer par lever un autre obstacle de taille. Cet obstacle est d’ordre psychologique. Il a été forgé de toutes pièces par une légende, et entretenu par d’habiles philosophes (notamment de culture protestante) qui ont réfléchi sur la question de la propriété et des richesses depuis l’époque des Lumières. Cet obstacle, il s’est introduit au cœur de la petite bourgeoisie puis dans la vaste classe moyenne qui s’est constituée au long du XXe siècle. Il est lié à la valeur du « mérite ».

C’est un cri du cœur, qui jaillit en une phrase très simple et universellement partagée : « si j’ai travaillé toute ma vie, je veux faire profiter mes enfants des fruits de mon labeur ! ». Ce cri du cœur est si universel, si profondément enraciné dans la psyché humaine moderne qu’il serait vain d’aller contre.(...)

Dans le monde qui est le nôtre, une réforme sur la succession ne peut pas se permettre d’ignorer cette valeur mérite, sous peine d’avorter dans l’œuf. Elle doit même en faire un principe, celui qui a été énoncé plus haut : Tout être humain doit pouvoir transmettre à chacun de ses descendants un capital équivalent à une vie de travail. A condition d’ajouter : « mais pas plus ». Pourquoi ? Parce que la valeur d’une vie de travail, au sens moral comme au sens financier du mot « valeur », est en même temps un seuil au-dessus duquel des fortunes vertigineuses se constituent, de génération en génération, parfois même en une seule génération si l’on pense par exemple aux salaires exorbitants des grands patrons ou des stars du football.

Le problème, c’est que la valeur associée au mérite conduit les classes laborieuses à se solidariser vis-à-vis des classes dominantes. C’est surtout vrai de cette classe intermédiaire qui fait la jonction entre la classe moyenne et la classe supérieure (...)

les très riches sont trop riches. Trop riches, au point qu’ils ont perdu le contact avec la réalité, en même temps qu’ils ont perdu le sens des responsabilités. S’ils prospèrent autant, c’est parce que la compétition et l’égoïsme ont pris le pas sur toutes les valeurs morales, notamment celle du mérite. Il faut donc détruire cette spirale infernale. D’où le « mais pas plus », qui est destiné à enrayer les écarts excessifs de richesses. (...)

Si l’on veut réduire les inégalités abyssales et éviter les catastrophes qui en résultent toujours, il faut donc tenir ensemble deux objectifs : 1° mettre en place une réforme radicale du droit de transmission patrimoniale pour empêcher que les fortunes s’accumulent au fil des générations, et 2° le faire de façon à ne pas décourager les classes intermédiaires qui entendent bien transmettre à leurs enfants les fruits d’une vie de travail. Le principe qui a été énoncé plus haut, en prenant comme référence la notion devie de travail, répond à ce double objectif. Il préserve donc pleinement des valeurs comme le mérite ou le talent qui nourrissent la morale populaire, tout en désolidarisant les classes moyennes des classes dominantes.

Il est possible de se ré-approprier le bien commun en une génération
Revenons maintenant au précédent obstacle mentionné plus haut, celui de la fuite des capitaux qui suivrait immédiatement toute tentative de réformer le droit de succession. Cet obstacle semble pour l’instant insurmontable. Pourtant, si on ne trouve pas le moyen de le lever, nul doute : le monde va continuer de courir à la catastrophe. (...)

Si les très riches, dans un souci de responsabilité envers l’humanité, consentaient à une grande réforme fiscale de redistribution du capital, alors en une génération, le monde irait mieux et retrouverait le chemin du progrès. (...)

que la richesse des très riches soit devenue nocive pour le reste de l’humanité, contrairement à ce que proclamaient les idéologues depuis John Locke, ce n’est pas le pire de ses méfaits. Il faut ajouter aux calamités sociales et économiques la dévastation de la planète évoquée plus haut : cratères géants de mines à ciel ouvert, accidents industriels, cataclysmes écologiques, pollution des océans, appauvrissement des ressources naturelles, désertification, réchauffement climatique… A l’allure où s’amplifie leur capital, les très riches pillent la planète et la transforment en un enfer, sur terre comme sur mer.

Tandis que le monde est ainsi détruit à grande vitesse, la part de la richesse mondiale détenue par le millime des plus riches est passée de 6-7% dans les années 1970 à près de 25% en 2015 et pourrait atteindre, selon Piketty, 50% voire 60% de la richesse mondiale en 2040 si rien n’arrête cette escalade. De tels niveaux d’inégalités provoqueront des turbulences socio-politiques de grande ampleur partout dans le monde, auxquelles l’oligarchie politico-économique réagira par des systèmes de coercition jamais vus encore dans l’histoire de l’humanité. En bref, dans une génération, c’en sera fini du « bien commun » que la terre était censée constituer aux yeux de l’humanité…

Il est donc grand temps de leur reprendre ce qu’ils se sont indûment accaparé. (...)

La gouvernance des grandes entreprises devra être entièrement repensée pendant cette période de transition (je devrais dire : de survie...). Il faudra en particulier inverser la hiérarchie du pouvoir, et non pas se contenter de mettre en place des conseils d’administration paritaires. Dans une entreprise dont les travailleurs seraient copropriétaires, la délégation de pouvoir devrait être ascendante et non pas descendante comme aujourd’hui. (...)

De même, on aura tout le temps de procéder, en parallèle, à des réformes politiques pour rendre le système parlementaire plus démocratique dans chaque pays, c’est-à-dire pour restaurer un mode de gouvernement plus juste, plus soucieux des intérêts communs et moins corrompu. Cela supposera aussi de reconstruire entièrement les institutions européennes et internationales, pour les mêmes raisons. Le changement de monde qui a résulté de la Révolution française n’a pas eu lieu non plus en un jour : comme l’a analysé Pierre Rosanvallon, il a fallu des décennies pour inventer, par essais-erreurs, le nouveau système qui a remplacé l’ancien régime, et qui s’est auto-déclaré « démocratie »[9]…

Dans cette perspective révolutionnaire, il faut trouver un moyen astucieux de miner "paisiblement" le système du capitalisme financier mondialisé tel qu’il est aujourd’hui. Et il faut le faire à l’échelle transnationale, en commençant par l’Europe. (...)

Le capitalisme financier, qui a pris un pouvoir aussi exorbitant que nocif sur le monde entier en une génération, doit être détruit de la même façon qu’il s’est constitué : par l’interdiction faite à une caste mondiale de s’approprier à son seul profit les richesses de la terre et des hommes. Pour cela, commençons par leur interdire de transmettre à leur descendance le butin qu’ils ont volé au reste de l’humanité !