
Les conditions de travail des livreurs de colis révèlent le rapport de force déséquilibré entre les petites entreprises sous-traitantes et leurs donneurs d’ordres. Un mouvement naissant tente de rallier petits patrons et livreurs contre ce système.
« On est là pour défendre les intérêts des livreurs et des sous-traitants », lance Hervé Street aux chauffeurs. « Si je suis en galère, je vous appelle », « Merci de faire ça pour nous », répondent certains. L’entente est bonne et le message passe. « On veut leur montrer qu’ils ne sont pas seuls. Ils prennent un tract, ils en parlent à leurs collègues, ça peut créer des choses et ça met la pression, mais ça prend du temps », fait remarquer le Marseillais de 48 ans. (...)
Début 2023, Hervé Street, ancien livreur et dirigeant d’une petite entreprise de livraison, s’est lancé dans un tour de France des dépôts de colis pour aller à la rencontre des livreurs, des sous-traitants et des donneurs d’ordre. Il est accompagné de Nagib, 23 ans, ancien livreur de la société Fast Despatch Logistics, un sous-traitant d’Amazon placé en liquidation judiciaire fin 2022. Nagib a été licencié en même temps que plusieurs centaines de livreurs partout en France.
1,7 milliard de colis livrés
Leur but : alerter sur les conditions de travail dans ce secteur et mobiliser à la fois livreurs et petits patrons face aux dérives des géants du commerce en ligne et du transport que sont Amazon, FedEx, UPS, Chronopost... Ces dernières années, la multiplication des mouvements de contestation et des licenciements, ou encore les faillites d’entreprises de livraison de colis, ont mis en lumière un système intenable qui pousse les sous-traitants à la fraude ou à la faillite et fait prendre toujours plus de risques aux livreurs.
Les petites entreprises de livraisons constituent le dernier maillon d’une chaîne logistique massive (...)
Ces dernières années, les délais de livraison n’ont cessé de raccourcir pour atteindre un à deux jours. (...)
La majorité des sites de vente en ligne proposent la livraison gratuite. « Mais elle ne l’est pas pour tout le monde, précise Alexandre Dol, ancien responsable chez TNT-FedEx, licencié par l’entreprise. C’est la part que va économiser le vendeur sur le sous-traitant. » L’homme dénonce désormais un système passé « de l’immoral à l’illégal ».
« Tout le monde le sait » (...)
« Dès 2012, on a senti que ça devenait compliqué. On voyait des plans d’économie chez les donneurs d’ordre. On sentait que ça allait se répercuter sur nous », se rappelle-t-il. En 2016, son entreprise qui employait six salariés va tout droit vers la faillite. TNT, son principal donneur d’ordre, alors en phase de fusion avec Fedex, lui impose des baisses de coûts. (...)
Sous pression constante, Hervé s’effondre en 2017 après avoir perdu son contrat pour TNT-Fedex. Il plonge en dépression pendant deux ans. « J’étais au plus mal, je ne bossais plus, ma société était en stand-by, ça a duré comme ça jusqu’à ce que je rencontre Alex. » C’est Alexandre Dol, l’ancien responsable de TNT qui, paradoxalement, a plongé Hervé dans cette galère. Il était responsable pour TNT de la gestion des sous-traitants. Il parle d’un travail cynique.« Mon but était de négocier les contrats des sous-traitants à la baisse, dont celui d’Hervé », témoigne-t-il.
Pour Alexandre, c’est cette pression financière qui peut pousser les sous-traitants à la fraude. « Quand on les paye au ras de pâquerettes, ils n’ont pas d’autre choix que de tricher. Les sous-traitants, ce sont les maillons faibles de cette chaîne, ils sont pieds et mains liées », abonde Christophe Cucurou, syndicaliste Sud Solidaires chez Fedex. (...)
Après son licenciement, Alexandre rejoint Hervé dans son combat, et fonde avec lui l’Association de défense des sous-traitants transport France (ADSTTF) en 2019. Depuis, ils ont été contactés par une centaine de sous-traitants proches de la faillite. (...)
Ubérisation des sous-traitants
Pour dégager le plus de bénéfices possible, les entreprises du e-commerce ont externalisé la livraison de colis. « Le recours à la sous-traitance s’explique par la volonté d’économiser sur le dernier kilomètre parce qu’il est le plus coûteux de la chaîne de distribution », soulève Valérie Labatut, du syndicat CGT Inspection du travail. Les camions, les salaires, le carburant sont donc à la charge des sous-traitants. Leurs donneurs d’ordre les payent à l’adresse livrée.
Quand il y a moins de colis à livrer, au mois d’août par exemple, c’est au sous-traitant d’encaisser les baisses de revenus. « La sous-traitance c’est un enjeu économique pour les grandes entreprises. Pour s’adapter aux fluctuations, il suffit de rompre un contrat, c’est le même principe que pour le salarié ubérisé », poursuit la responsable syndicale.
L’ubérisation passe aussi par la mise en concurrence des sous-traitants (...)
Dépendance économique
« Alors que les contrats sont censés garantir une stricte égalité entre les deux parties, les entreprises sous-traitantes sont en réalité dans un rapport de dépendance économique », explique l’économiste Pétronille Rème-Harnay. Cette dépendance a des effets dès l’appel d’offres, où le sous-traitant n’a que très peu de marge de manœuvre pour négocier les conditions du contrat.
« Mon donneur d’ordre m’a d’abord imposé de ne pas avoir d’autres clients que lui, puis on ne gérait plus nos chauffeurs, c’est lui qui leur disait quand partir, qui décidait de leurs horaires », témoigne Patrice*, gérant d’une entreprise de livraison de dix salariés. Des pénalités qui lui sont imposées ont aussi gravement impacté sa trésorerie. (...)
Christophe Bellec, un ancien militaire reconverti dans le transport en 2003, a vécu de plein fouet cette relation de pouvoir asymétrique avec son donneur d’ordre, Chronopost. « On nous disait : le prix c’est ça, point, raconte-t-il. Peu importe les coûts des tournées de livraison, de l’entretien des camions, des salaires. » Les tarifs imposés n’ont fait que baisser depuis 2018. (...)
Le système se répercute sur les livreurs
En bout de course, la pression exercée sur les entreprises sous-traitantes se répercute automatiquement sur les livreurs. (...)
La concurrence entre les sous-traitants était aussi exacerbée par Amazon, avec son système de notation des livreurs. (...)
Avec son association, Hervé encourage les sous-traitants à se tourner vers la justice. « Des procédures judiciaires contre les donneurs d’ordre, il y en a de plus en plus », constate Aurélien Olivier, avocat marseillais qui travaille notamment avec Hervé Street et d’autres sous-traitants. Le principal axe de bataille est l’abus de position dominante. (...)
Réunir livreurs et petits patrons
Médiatisée et soutenue politiquement par la France insoumise, la bataille d’Hervé Street reste pourtant difficile. Ces petites entreprises sont certes majoritaires dans le secteur, mais elles cachent aussi d’autres transporteurs sous-traitants, plus importants et plus à même de négocier avec les donneurs d’ordre. (...)
Pour le sociologue du travail David Gaborieau, spécialiste de la logistique, la configuration du secteur fait apparaître de nouvelles dynamiques entre patrons et salariés. « Ce sont des gens de classe populaire qui accèdent à des statuts d’indépendants et qui deviennent patrons, tout en subissant toutes les contraintes du salariat subalterne », analyse-t-il. En somme, une prolétarisation de ces petits patrons est en cour, et elle pourrait donner lieu à une alliance de circonstance inédite avec les livreurs.
Hervé Street compte pour sa part rassembler tous les acteurs de ce système. (...)
Le 2 septembre prochain, il espère rassembler jusqu’à un millier de personnes dans les rues de Paris, « pour la première manifestation de sous-traitants et de livreurs », lance-t-il avec enthousiasme.