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le Monde Diplomatique
Un peuple debout, un pouvoir obstiné
#greves #manifestations #retraites #Macron #49trois #conseilconstitutionnel
Article mis en ligne le 25 avril 2023

Les coups de menton de l’exécutif et les brutalités policières témoignent de la fébrilité du pouvoir français. Et pour cause : la contestation de la réforme des retraites porte en germe celle de l’ordre social soutenu par le gouvernement.

Peut-on encore faire reculer un gouvernement, mettre en échec une décision prise par le pouvoir ? Il n’y a pas si longtemps, la réponse allait de soi en France. Quand ils se trouvaient confrontés à des mouvements sociaux durables, déterminés, organisés, qui mettaient dans la rue des foules massives, les dirigeants pouvaient battre en retraite. Et leur recul démontrait la possibilité pour la population de se faire entendre en dehors des périodes électorales auxquelles une vie démocratique ne saurait se résumer. Les projets les plus divers ont ainsi fini aux oubliettes : la loi sur l’autonomie des écoles privées en 1984, celle sur la sélection à l’université en 1986, le contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1993, le « plan Juppé » en 1995… Il arrivait même que les promoteurs d’une réforme impopulaire dussent démissionner, comme le ministre de l’enseignement supérieur Alain Devaquet en 1986 ou celui de l’éducation nationale Claude Allègre en 2000.

Mais depuis 2006 et la lutte victorieuse contre le contrat première embauche (CPE), plus rien de tel. Peu importe le nombre de manifestants, peu importe la stratégie, défilés ordonnés ou agités, grève perlée, occupations d’université ou actions spectaculaires ; les échecs s’enchaînent : lutte contre l’autonomie des universités en 2007, bataille des retraites en 2010, mobilisations contre la loi El Khomri en 2016 ou les ordonnances Macron en 2017, contre le logiciel de sélection dans l’enseignement supérieur Parcoursup en 2018… Dorénavant, le « modèle Thatcher » a fait école : les gouvernants ne reculent plus. Même devant les poubelles qui s’entassent, les stations-service à sec, les trains annulés, les classes fermées, les routes bloquées. Ils s’accommodent des métros perturbés comme des manifestations hebdomadaires ou quotidiennes. Et si la situation devient intenable, ils réquisitionnent, ils répriment. Cette dureté serait même devenue un attribut du pouvoir en République : « résister à la rue » témoignerait d’un sens de l’État, du courage politique (...)

De la chambre d’enregistrement au paillasson

M. Emmanuel Macron tient donc bon en espérant que « ça passera », une fois encore. Il tente d’imposer sa réforme des retraites avec brutalité, ignorant un mouvement de contestation dont il aurait dû percevoir l’ampleur et la détermination. À dix reprises, à l’appel d’une intersyndicale inhabituellement soudée (lire « Du dialogue social à l’épreuve de force »), des millions de personnes ont battu le pavé, dans les grandes villes comme dans des petites bourgades n’ayant jamais connu pareilles mobilisations. Les enquêtes d’opinion, qui d’ordinaire passionnent l’Élysée, dénombraient jusqu’à 70 % d’opposants à la réforme, et même 90 % en ne sondant que les actifs. Des chiffres qui ont augmenté à mesure que le gouvernement faisait œuvre de « pédagogie », et que les citoyens ou l’opposition parlementaire de gauche débusquaient les mensonges ministériels (...)

On prend un risque quand on veut faire travailler les gens deux années de plus : ils s’informent, ils vérifient.

Docile envers l’Union européenne qui recommande cette réforme mais inapte à convaincre les Français et leurs députés, M. Macron a choisi de passer en force. (...)

Finalement, sa réforme des retraites, qui engage la vie des Français sur plusieurs décennies, n’aura été votée que par des sénateurs élus au suffrage indirect, qui ont veillé à protéger leur propre régime spécial au moment où ils supprimaient ceux des autres. Les deux années de travail supplémentaire imposées sans approbation de l’Assemblée nationale reposent ainsi sur la seule légitimité d’une institution dominée par un parti (Les Républicains) qui n’a pas dépassé 5 % des voix lors de la dernière élection présidentielle, et d’où deux des principales formations (le Rassemblement national [RN] et La France insoumise [LFI]) sont absentes…

M. Macron, lui, ne voit pas le problème : la réforme figurait dans son programme présidentiel, il a remporté le scrutin, c’est donc que les Français l’approuvent. La « foule » n’a « pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus », pérorait-il encore le 21 mars dernier. (...)

Depuis son élection, M. Macron s’emploie surtout à ignorer ou à écraser toute forme d’opposition. Cantonnée, durant la précédente législature, au rôle de chambre d’enregistrement où la majorité présidentielle votait en chœur tout projet gouvernemental, l’Assemblée fait désormais office de paillasson. (...)

Sitôt qu’un désaccord s’exprime, M. Macron passe en force, ignorant les contre-pouvoirs, ne daignant même pas recevoir, malgré leurs demandes répétées, les syndicats mobilisés contre la réforme des retraites.

Cette arrogance ne pourra qu’alimenter la désillusion démocratique, et renforcer le sentiment que le jeu politique est verrouillé, pour le plus grand bonheur du RN. (...)

En plus de favoriser un parti perçu comme celui des réprouvés, la politique du mépris incite les électeurs à sortir du jeu. Car pourquoi voter ? En particulier pour une Assemblée nationale réduite à un théâtre d’ombres, et à la légitimité douteuse ? Déjà, au second tour des élections législatives de juin 2022, plus de 53 % des inscrits s’étaient abstenus. Certains ignoraient même qu’un scrutin se déroulait. (...)

Et tant pis si le fossé entre élus et citoyens s’en trouve accru, si la légitimité du Parlement s’érode, si la défiance politique s’aggrave au point que des députés demandent désormais une protection policière.

En 1922, l’Internationale communiste allait jusqu’à réclamer que « les neuf dixièmes des postes électoraux mis à la disposition du parti soient occupés par des ouvriers, et pas même par des ouvriers devenus fonctionnaires du parti, mais par des ouvriers qui sont encore à l’usine et au champ ». Il fallait que les représentants du peuple partagent « ses mœurs, ses conceptions, ses habitudes ». Un siècle plus tard, l’Assemblée nationale française ne compte que cinq ouvriers parmi ses 577 députés, soit moins de 1 % des élus, quand ce groupe social représente 16 % de la population. La majorité présidentielle (Renaissance, MoDem, Horizons) affiche jusqu’à 61,4 % de cadres et de professions intellectuelles supérieures, pour seulement 2 % d’employés et aucun ouvrier. (...)

« Doit-on tomber dans la violence pour être entendus ? »

Fatale erreur : à rebours de l’entre-soi parlementaire, la mobilisation contre le report de l’âge légal de la retraite frappe par son extrême hétérogénéité sociale. Quoi de commun entre les étudiants souvent issus de milieux favorisés et les agents hospitaliers ? Entre les éboueurs des métropoles et le secteur de la recherche ? Entre les techniciens de maintenance ferroviaire et les médecins libéraux ? À leurs yeux, cette réforme comme tant d’autres symbolise la coupure irréparable entre des dirigeants décidés à tracter la société en marche arrière, et les aspirations profondes des populations à protéger — et à améliorer — les institutions qui rendent possible une vie heureuse, décente, sensée. C’est soudain tout le fil du régime économique que débobine à ses dépens le gouvernement. Car contraindre les salariés les moins diplômés et, singulièrement, les femmes, à travailler deux années de plus conduit immanquablement à s’interroger : travailler à quoi, pourquoi et au service de qui ? (...)

il faudra assister et même collaborer deux années de plus à l’éradication de tout caractère d’utilité collective dans un travail désormais destiné à « produire de la valeur pour l’actionnaire » ou à apurer la dette.

Ainsi la houle soulevée par le coup de force gouvernemental tient-elle peut-être à l’importance des enjeux sous-jacents à la loi et à la forme de son adoption. La contradiction ne peut qu’éclater entre, d’un côté, un régime économique qui s’épanouit dans la commercialisation de coques pour téléphones portables multicolores, de droits à polluer ou d’eau de glacier fondu à 11 euros la bouteille et, de l’autre, une population de plus en plus écœurée de voir la politique réduite au choix entre plusieurs manières de perpétuer un modèle inepte. Si faire défection, quitter un emploi inutile pour recommencer autre chose ailleurs, nécessite des ressources et ne résout rien au fond, l’ampleur de la « grande démission » observée de part et d’autre de l’Atlantique, y compris parmi les diplômés des plus grandes écoles, indique un essoufflement du système, et un besoin d’espérance. En 2018, cet espoir fut porté par les « gilets jaunes ». La colère suscitée par la réforme prolonge et généralise cette révolte. (...)

On ne piétine pas impunément la dignité d’un peuple : dix-huit ans plus tard, des millions de Français se souviennent encore du référendum du 29 mai 2005 relatif au traité constitutionnel européen et du déni de leur vote par le gouvernement et par les parlementaires. « Selon plusieurs de ses proches, nous apprend-on (6), le président de la République n’a “aucun scrupule, aucun regret”. » Aucun scrupule, c’est certain. Aucun regret, nous verrons bien.