
10 Mai 1981. Quarante ans déjà. Les journaux célèbrent cet anniversaire, Libération en fait sa Une, d’autres suivront. "Le bel émoi de Mai", titre Libé. Je m’en souviens. J’avais vingt-deux ans.
Pour ma génération, pour ceux qui avaient poussé un cri de joie en voyant apparaître sur l’écran de télévision le visage pixellisé de François Mitterrand à la télévision au soir du 10 Mai 1981, cet été sera meurtrier. Nous avions subi pendant de longues années une droite bien-pensante certaine que le pouvoir lui était acquis à vie. Mitterrand, pour nous, c’était, enfin, le socialisme, la rose au poing, l’espoir d’un monde sans crime. (...)
Nous avions imaginé que le PS, s’il s’avérait moins doué pour l’économie, nous débarrasserait au moins des inégalités sociales, et de certaines dérives post-coloniales. Au lieu de cela, comme me le déclarerait Edwy Plenel en interview quelques années plus tard : « La succession des reniements qui se sont joués pendant le premier septennat devrait nous sauter à la figure : sécurité, rigueur, recul du social, raison d’Etat... C’est sous le mitterrandisme, avec sa politique monétariste, que s’est produit un basculement sidérant du travail vers le capital. » Tout ceci était décelable en 1985 pour ceux qui s’astreignaient à refuser (et ils étaient fort peu nombreux) la mitterrandolâtrie, mais ce pouvoir semblait au moins encore avoir les mains propres.
Et puis ces deux bombes posées sur la coque du Rainbow Warrior, et quelques heures plus tard un couple arrêté par la police néo-zélandaise au moment où il remet au loueur une camionnette vue sur les lieux de l’attentat. Ces deux faux-époux Turenge retenus à l’aéroport, bizarrement munis de passeports suisses… alors que la Suisse était l’un des rares pays à l’époque à avoir informatisé ces informations, ce qui permit aux néo-zélandais de savoir très rapidement que les passeports étaient des faux. La révélation de leur qualité d’agents secrets français, puis les dénégations surréalistes, pendant des semaines, du gouvernement français. (...)
Mitterrand ne daignant même pas s’abaisser à répondre aux interrogations, et débarquant dans le Pacifique pour assister à quelques nouveaux essais nucléaires, histoire de montrer que son pouvoir personnel n’acceptait aucune contrainte, intérieure ou extérieure. (...)
Et de jour en jour, dans la presse, des bribes, des sous-entendus, des intox distillées par quelques officines pour embourber l’affaire. Ils sont quelques-uns à l’époque à traquer la vérité, et pour ceux qui comme moi ressentent confusément un trouble grandissant devant ce que semble révéler cette affaire, Plenel est aux avant-postes, avec Marion, Derogy, Pontaut… (...)
C’est un monde d’avant Internet, d’avant les réseaux, mais quiconque a des amis étrangers perçoit à quel point l’attitude du gouvernement français est suicidaire, suicidaire et obscène. Et puis début septembre l’édifice de mensonges s’effondre, quand Edwy Plenel révèle l’existence d’une troisième équipe de nageurs de combat, responsable de l’attentat lui-même, alors que les agents arrêtés ont servi à amener les explosifs sur place et à planifier la logistique. (...)
Des fusibles sautent, au niveau politique (Charles Hernu), militaire (l’amiral Lacoste) et François Mitterrand passe à autre chose. C’est un moment stupéfiant, le moment où le pouvoir personnel de cet homme est mis à nu, et dans le même temps conforté : il est possible de tuer un innocent à l’autre bout du monde et de continuer, de durer, alors que tout le monde sait. (...)
« Le reproche radical que l’on peut faire au mitterrandisme, » me dira Plenel, « c’est d’avoir totalement épousé la Veme République, que l’homme avait pourtant conspuée, en contribuant à accroître sa logique institutionnelle de privatisation du pouvoir, d’identification monarchiste à un individu. Je suis convaincu que, si un accident de l’Histoire donnait la majorité à un quelconque national-populisme, celui-ci pourrait, sans problème, instaurer une république autoritaire, voire dictatoriale.Tous les éléments constitutionnels y sont : il peut passer outre au Parlement, soumettre le pouvoir judiciaire, s’appuyer sur l’article 16. C’est la fameuse phrase de Mitterrand :« Ces institutions étaient dangereuses avant moi, elles le seront après moi. » Cette formule est férocement individualiste, révélant une profonde indifférence aux autres. »
Pendant les années qui suivirent, Edwy Plenel poursuivit son travail d’investigation, et devint la bête noire du Prince, qui le plaça sous écoute. (...)
Du macronisme au hollando-vallsisme au mitterrandisme, il n’y a qu’un pas.
« Ces institutions étaient dangereuses avant moi, elles le seront après moi » (...)
Dans les années qui suivront, l’ombre de cette affaire poursuivra Edwy Plenel, et nombre de ses protagonistes. Dans "La Troisième Equipe", le créateur de Mediapart montre une grande retenue pour les acteurs de cette tragédie, pour les sous-fifres qui agirent sur le terrain, réservant sa colère pour les tireurs de ficelle dont il nous apprend que l’un finira au directoire d’HSBC, l’autre au directoire de Vivendi.