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Un ancien appelé en Algérie témoigne des ordres de torturer et tuer les prisonniers
/ Histoire coloniale et postcoloniale
Article mis en ligne le 10 mars 2022
dernière modification le 9 mars 2022

Jacques Inrep, ancien appelé en Algérie, revenant sur les photos qu’il a prises à l’armée de documents qui ont été transmis et publiés par Pierre Vidal-Naquet, demande l’ouverture réelle des archives. Dont les notes de service officielles de Massu et de Salan qu’il n’a pas eu le temps de photographier, ordonnant explicitement de pratiquer la torture et d’assassiner les prisonniers.

En complément des entretiens qu’il a donnés à L’OBS et au Monde M le magazine, Jacques Inrep, ancien appelé en Algérie de mai 1960 à août 1961, revient sur sa décision d’enfreindre la discipline de l’armée française et d’apporter un témoignage pour l’histoire en prenant en photo des documents militaires, estampillés « confidentiel », « secret » et « très secret », qu’il a transmis à l’historien Pierre Vidal-Naquet et qui ont été publiés par lui.

Il décrit aussi deux documents qu’il n’a pas eu le temps de photographier, il se demande s’ils ont bien été conservés dans les archives militaires et si, conformément à loi qui régit les archives en France, les historiennes et les historiens qui travaillent sur la torture pratiquée par l’armée française durant la guerre d’Algérie ont pu les consulter.

Il demande plus largement qu’au-delà des annonces officielles sur l’ouverture des archives qui sont partielles et pas toujours suivies d’effet, l’accès aux archives militaires françaises sur cette période soit effectivement ouvert. (...)

Alors que vont intervenir les commémorations de la fin de la guerre d’Algérie, la demande formulée par l’ancien appelé Jacques Inrep doit être entendue au plus haut sommet de l’Etat.

François Gèze, Gilles Manceron, Fabrice Riceputi et Alain Ruscio

"Formé par l’école laïque à la critique des situations sociale et politique, j’avais lu nombre de journaux, de France-Soir à Témoignage Chrétien, ainsi que la revue Les Temps modernes. Ma conviction fut vite faite. La cause des Algériens luttant pour leur indépendance était juste. Je n’avais pas du tout envie d’aller les combattre. Seul hic, j’étais Français, et le service militaire obligatoire m’attendait.

Fort timide par nature, je n’eus pas le courage d’être insoumis. Ne sachant que faire, je demandais conseil à un ami de mon père, lui toujours encarté au PCF. Il me conseilla d’y aller, en Algérie, ce qui était la ligne du Parti. En 1959, la rage au cœur, je me présentais aux trois jours d’incorporation à Guingamp et naïvement j’effectuais les tests demandés. Résultat : je fus reçu par un civil, un psychologue, qui me donna un chiffre correspondant à mon QI, tout en m’annonçant que j’aurais dû passer le bac, et entrer à l’université. Je ne compris rien à ce discours.

A mon insu, l’armée avait déjà des projets pour moi. A Toul, lors de mes classes, je fus dirigé vers le peloton des futurs officiers ou sous-officiers. Au bout de deux mois, je refusais cet honneur en revendiquant le droit de rester deuxième classe. Grosse colère du capitaine et résultat immédiat : je fus viré du premier peloton et éjecté vers le septième dit « celui des brêles ». Première corvée. Première bagarre avec un sergent. Première semaine de prison. Ensuite les mois de taule vont s’enchainer. Les gradés vont me construire une image de « forte tête ». Après une nouvelle bagarre avec un capitaine, je vais être muté en mai 1960, en Algérie, dans les Aurès, là où avait commencé la guerre d’indépendance.

Fin avril 1960, avant mon départ pour l’Algérie, je vais passer quelques jours de perm à Alençon. Mes parents sont effondrés. J’eus une longue conversation avec mon frère, Michel. J’envisageais une issue fatale. Je luis demandais de conserver mes lettres et au cas où un malheur m’arriverait, de les adresser aux Temps modernes. J’ajoutais que si je trouvais des indices de la dérive fasciste de l’armée, je lui ferais parvenir ces preuves et nous convînmes d’un endroit dans la maison où il pourrait les planquer. Il y avait presque préméditation, mais ce n’était qu’une vague idée. J’ignorais alors que j’allais tomber, par hasard, quelques mois plus tard, sur des documents secrets.

Arrivé à Batna, ma réputation m’avait précédé. De nouveau des bagarres et des insultes adressées à mes supérieurs, etc. De nouveau, prison, mais grande nouveauté : un séjour dans un bagne militaire semi clandestin (...)

1960, l’armée s’en souvint et c’est ainsi que je me retrouvais muté au bureau du quartier urbain de Batna, comme secrétaire. Ma trajectoire de soldat au cours de mes 28 mois d’armée fut une suite de hasards successifs. Ainsi de ce refus de devenir gradé et de ce stage de secrétariat. Un colonel de la Légion étrangère (2° REC) vint prendre le commandement de notre petite unité. Curieusement, il me demanda de devenir son secrétaire particulier, alors qu’une bonne dizaine d’appelés étaient susceptibles de tenir ce poste. Il me tint un drôle de discours en me recevant, mon livret militaire à la main : « Je ne tiens jamais compte des écrits des autres ».

Le travail journalier ne se modifia guère, si ce n’est que trois tampons apparurent sur son bureau : « confidentiel », « secret », « très secret ». Autre curiosité, il installa son bureau dans un baraquement situé à environ trois cents mètres des locaux du Quartier urbain de Batna. Conséquence : j’y habitais seul vingt quatre heures sur vingt quatre. Peut-être était-ce pour me tenir éloigné de mes petits camarades et de m’empêcher d’avoir sur eux une influence néfaste. Mon travail consistait à taper à la machine des notes de service, à répondre au téléphone, un standard me reliant à toutes les unités de Batna. Parfois la nuit, je restais éveillé près du poste radio PCR-10, pour suivre en temps réel les unités postées en embuscades.

C’est notamment par une circulaire de Pierre Messmer, ministre des Armés, du 18 juillet 1960, que j’ai pris connaissance des horreurs qui se tramaient en Algérie (n° 015682 MA/CC), en tapant la note de service n° 2273SB/2 diffusée le 11 avril 1961 dans le Secteur de Batna. (...)

J’ai compris instantanément l’importance de cette note de service. En même temps, c’était comme si le ciel m’était tombé sur la tête. Cette patrie que j’aimais tant, celle des Droits de l’homme, se comportait comme une vulgaire chienne fasciste. La conséquence fut que je pris conscience du caractère institutionnel de la torture.

Lors de l’absence du colonel, je restais seul dans le baraquement ; je me mis à rechercher frénétiquement dans les dizaines de classeurs rangés sur des étagères. Rapidement, j’y découvris un nombre important de notes de service estampillées : « confidentiel », « secret », « très secret » ; toutes traitant soit de la torture, soit de la corvée de bois. J’étais effondré. Ma décision fut difficile à prendre. Se taire ? Voler ces notes de service ? Devenir un traître ? Mais aussi : devenir un témoin de l’histoire ? C’est certainement l’échec du putsch des généraux qui fit pencher la balance en faveur d’un témoignage.

Je décidais de subtiliser d’une façon ou d’une autre ces notes de service. Nous étions au bord de la guerre civile. Après le 13 mai 1958, la semaine des barricades, le putsch des généraux et les débuts sanglants de l’OAS. En fait, ce qui me décida, c’est que, si je ne le faisais pas, personne d’autre ne le ferait et le souvenir de toutes ces saloperies passerait à la trappe de l’histoire. (...)

Stressé par ma tâche… — le vol de documents secrets à l’époque équivalait à dix ans de forteresse ou douze balles dans la peau ! —, je procédais méthodiquement en essayant de photographier les notes de service qui me semblaient les plus significatives. (...)

Pour conclure, voici les deux notes de service qui sont restées gravées dans ma mémoire, que je n’ai pas eu le temps de photographier : (...)

Ces notes de service ont continué à être appliquées dans le Secteur de Batna que j’ai quitté en août 1961, avec tout ce qu’elles impliquaient comme crimes de guerre. (...)

Alors chiche, je mets au défi quiconque, historien-nes, responsables de nos institutions ou simples citoyens, de retrouver

dans les archives militaires françaises ces deux notes de service et de les rendre publiques.

C’est un impératif pour l’histoire de notre pays, pour la défense et le respect de nos valeurs républicaines."