
Notre hiérarchie sociale présente le spectacle singulier d’une minorité, pour qui le travail est gratifiant et doux, qui ne cesse de commander au grand nombre, pour qui le travail est humiliant est dur, de trouver comme elle que travailler est formidable. On ne sortira guère de ce quiproquo tant que l’on continuera de désigner du même mot, « travail », des réalités sociales sans le moindre rapport.
Le Président de la République a déclaré depuis Rungis : "Le vrai débat qu’on doit avoir dans la société, c’est le travail." Voici une modeste contribution.
Un temps j’ai refusé de dire que je détestais travailler
Pas qu’à voix haute, même dans ma tête je refusais de le dire. Il y avait la peur de passer pour un "fainéant". Le dégoût à la perspective de me sentir moi-même un fainéant. La conviction informulée que, pour être quelqu’un de bien, il fallait être dur à la tâche. Comme si un décret venu du ciel avait disposé qu’une vie digne se passait à trimer.
Mais en dépit de cela, très tôt durant les premières années de travail à côté des études, tandis que j’allais et venais entre remplir des bacs de surgelés et scanner des articles en caisse, j’ai senti un truc répugnant, irrécusable.
Devant moi, j’avais le spectacle de mon corps exécutant des mouvements dénués de sens à mes yeux, mon corps exécutant la volonté de quelqu’un d’autre. Dans un coin de la tête, la pensée de tout ce à quoi il m’aurait été possible d’employer ma puissance si ce temps m’avait appartenu (...)
"Est-ce que je vais perdre ma vie à la gagner ?" (...)
Ah, le client a dit : "Bon courage !" en partant. C’est gentil, ça fait un peu chaud au cœur. La petite attention que se réservent les gens ordinaires qui savent bien que c’est pas par joie qu’on est là. C’est pas grand-chose mais au moins je sens qu’il m’a vu. Pas comme les couillons là-haut qui psalmodient "dignité". Eux, ils voient rien du tout.
Assez de mentir : personne ne trime pour le plaisir
Le travail, on y consent parce qu’on sait qu’il est nécessaire, et on n’a pas envie d’y consentir plus qu’il n’est strictement imposé par la nécessité. On ne l’aime pas. On fait sa part autant qu’on est en capacité de la faire, parce que, pour peu qu’on aime la justice — contrairement à ceux qui tirent des rentes, loyers ou dividendes sur le travail d’autrui — on aimerait encore moins laisser des gens trimer à notre place. Eh, c’est que ça ressemblerait trop à l’idée d’avoir des esclaves. (...)
Il faut revenir à l’essence de ce qu’est le travail pour la grande masse de ceux à qui le travail est imposé : un temps où l’activité du corps ne répond plus à un mouvement librement imprimé par sa volonté, mais par la volonté d’un employeur ou d’un client répercutée en soi.
Le travail, c’est d’abord l’expérience de la subordination. Et avec ça : un vol de temps libre, d’énergie, de santé, de substance vitale... un vol de la vie elle-même. (...)
Et par-dessus le marché : devoir endurer que nos dirigeants nous fassent parvenir leurs oracles. (...)
Leur réalité matérielle quotidienne est tout à fait vide de ceux pour qui le travail est un bagne. Ils ne les voient jamais, ou le plus rarement possible. (...)
Magiquement ils se meuvent, par l’intercession du chauffeur. Ils sont déposés chez eux et magiquement tout est propre, par l’intercession de la femme de ménage. Ils ont faim et magiquement la nourriture leur arrive, d’un frétillement de doigts sur un écran par l’intercession du cuistot et du môme qui pédalera sous un soleil de chien ou sous la pluie glaçante s’il le faut. À tous les étages de la vie : ils pensent, et magiquement les choses adviennent.
Ils connaissent peu, ou pas, ou marginalement : le chaud, le froid, la pesanteur, la fatigue, les mauvaises odeurs, les entailles aux mains déjà parcheminées par les cartons, les genoux au sol à récurer, la persistance énervante des traces huileuses sur le verre, les poignets qui se coincent à trop faire la caisse, les courbatures jusque dans les doigts, le tassage amer aux heures de pointe dans des transports puants qui vous font vous sentir comme du bétail. Et le mal de dos, le mal de dos, le mal de dos. (...)
Il y a des corvées qui sont socialement indispensables et qui ne cesseront pas d’être des corvées. Les nommer comme telles, c’est déjà indiquer l’obligation morale de compenser comme il se doit ceux qui consentent à les accomplir. (...)