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l’Humanité/Par Benjamin Thierry, maître de conférences en histoire contemporaine à Sorbonne Université
Tout ce qui a changé ce 30 avril 1993, quand le World Wide Web est devenu public
#internet
Article mis en ligne le 7 mai 2023

S’il est né en 1989, le Web est entré dans nos vies le 30 avril 1993, jour où le Cern, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire qui l’a mis au point, décida d’en déposer le code dans le domaine public. Ce faisant, ses concepteurs espéraient offrir à tous un outil de partage des connaissances protégé des pouvoirs économiques et politiques. Un projet révolutionnaire qui s’est depuis pris les pieds dans la Toile.

Les plus jeunes ne l’imaginent même pas et leurs aînés l’ont probablement oublié, mais, il y a très longtemps, le monde a existé sans le Web, son avatar numérique qui fait maintenant partie de notre quotidien.

Ce qui va en grande partie changer la donne est la décision prise le 30 avril 1993 par le Cern, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, de rendre gratuits et accessibles le code et les technologies développés en son sein : ceux du World Wide Web, qui passe ainsi dans le domaine public. À partir de cette date, les sites vont se multiplier, passant de 200 fin 1993 à plus de 2 millions en 1998, les navigateurs vont devenir peu à peu des outils banals et les liens hypertextes les chemins empruntés par les internautes que nous sommes. (...)

Que vient faire la recherche nucléaire dans cette histoire ? Le Cern produit une somme gigantesque de connaissances sous la forme de rapports, de publications, de notes internes et de documentation complexe. Pour cette masse, qui est un enjeu constant car elle demande à être organisée, communiquée, actualisée, l’ordinateur semble ouvrir de nouveaux horizons.

C’est dans cet esprit que Tim Berners-Lee et Robert Cailliau travaillent, durant les années 1980, à moderniser la gestion et l’accès à la documentation du Cern. Au cœur de leur réflexion se trouve un concept appelé à une certaine célébrité : l’hypertexte. (...)

Ted Nelson, l’inventeur du terme, pense que cette manière d’interagir avec les connaissances représente une rupture dans l’histoire du savoir. Il n’a pas tout à fait tort. (...)

Durant les années 1980, l’hypertexte trouve des applications diverses, dont la plus célèbre est le logiciel Hypercard d’Apple, qui permet de créer des groupes de fiches sur son ordinateur pour gérer des informations reliées entre elles par des liens hypertextes. Les collectionneurs trouvent de quoi assouvir leur obsession du classement et les listes de toute nature prennent une nouvelle dimension avec la facilité qu’offrent ces liens pour passer d’une fiche à l’autre (...)

Robert Cailliau et Tim Berners-Lee l’utilisent pour concevoir, à la fin des années 1980, les principes d’un ensemble de « sites » qui regroupent des « pages » reliées entre elles par des liens. Le 12 mars 1989, Berners-Lee rend un rapport, intitulé « Information Management : a Proposal » (« Gestion de l’information : une proposition »), qui décrit l’agencement de ces différents concepts et le bénéfice que le Cern pourrait en tirer. Il est autorisé à mener à bien son projet.

Trente ans plus tard, Internet et Web sont devenus des synonymes : on va sur « Internet » ou sur le « Web ». (...)

le « réseau des réseaux » s’est affirmé dans la communauté des informaticiens comme un fabuleux outil de partage de données depuis sa naissance californienne, à la toute fin des années 1960.

En effet, la première connexion entre deux machines de constructeurs différents est réalisée au sein du projet Arpanet (Advanced Research Projects Agency Network) en 1969, (...)

Durant les années 1970, avec l’augmentation du nombre des liaisons à Arpanet, y compris hors des États-Unis, le terme « Internet » s’impose peu à peu pour désigner ce réseau des réseaux devenu mondial. Au milieu des années 1980, comme utiliser Internet demande une solide compétence, ne serait-ce que pour échanger des messages, sa diffusion, y compris dans les communautés scientifiques, est encore modeste. (...)

En 1989 et 1990, les travaux de Cailliau et Berners-Lee sont remarquables, mais les efforts de développement pour que le Web se diffuse largement sont hors de portée de la petite équipe du Cern. Il faut programmer des navigateurs pour accéder aux ressources, que les sites se multiplient et que des standards s’établissent pour maintenir la compatibilité avec les évolutions futures.

C’est la raison pour laquelle le Cern décide, le 30 avril 1993, de rendre les travaux de Berners-Lee gratuits, accessibles et utilisables par quiconque souhaite les poursuivre. (...)

Fêter les 30 ans du Web en 2019 ou en 2023 ne revêt donc pas la même signification. Pour l’historien, cela renvoie à deux récits, compatibles mais différents, de leur histoire. (...)

En 2023, il est pourtant légitime de s’interroger sur la faillite relative d’un tel projet : ne fêtons-nous pas un Web moribond, et que reste-t-il des ambitions originelles de Tim Berners-Lee ? Quand Google propose en 1998 d’« organiser » le Web grâce à son moteur de recherche, un marché publicitaire sans précédent se développe en ligne : les entreprises acquièrent de la visibilité pour leurs produits en achetant des mots-clés afin que leur site apparaisse dans les résultats de recherche des internautes. En se constituant en véritable porte d’entrée sur le Web, l’entreprise aujourd’hui appelée Alphabet établit une relation de dépendance entre un outil et ses usagers, pour imposer ses annonces et s’établir comme la plus profitable régie publicitaire de tous les temps. (...)

Avec la naissance de Facebook en 2004, ce sont moins les réseaux sociaux qui apparaissent qu’une multitude d’espaces clos où les données des utilisateurs sont captées à leur insu. (...)

L’expérience d’un Web sans frontières, au sein duquel la navigation se fait de proche en proche, s’estompe pour donner naissance à une multitude de services dont l’objectif est de retenir de plus en plus longtemps l’utilisateur pour alimenter un marché de l’attention dont les effets délétères dépassent l’intérêt strictement mercantile. Fake news et manipulations politiques, dont l’affaire Cambridge Analytica a constitué en 2016 un paroxysme aux effets encore sensibles, sont désormais des outils d’influence politique.

Évidemment, le Web a su aussi accueillir des initiatives plus en conformité avec l’esprit de ses fondateurs. Wikipédia, créé par Jimmy Wales et Larry Sanger en 2001, est de ces merveilles qui n’auraient pas pu voir le jour sans le Web, au même titre que les millions d’initiatives de particuliers, d’associations ou de collectifs militants que le réseau accueille. (...)

Tim Berners-Lee lui-même fait l’amer constat d’un relatif échec dans le texte qu’il a publié à l’occasion du 30e anniversaire du rapport de 1989 . Selon lui, le Web court aujourd’hui un triple danger. D’abord la prolifération des « intentions délibérées et malveillantes » de celles et ceux qui l’instrumentalisent au service de leurs objectifs politiques, commerciaux ou criminels. Le réseau est ensuite menacé par les « incitations perverses » du marché de l’attention, qui promeut la publicité et la désinformation. Enfin, il souligne le rôle que joue le réseau dans la polarisation des opinions et la violence de leur expression.