
Le 8 mars 2012, Nicolas Sarkozy, président de la République et candidat déclaré à sa succession, est interviewé, lors d’une émission matinale très populaire, par Jean-Jacques Bourdin sur la radio RMC. Il n’y cesse, comme dans la plupart de ses apparitions médiatiques, de mobiliser des statistiques dites « officielles ».
De la manipulation des chiffres à la manipulation symbolique du monde social
À quoi servent les chiffres dans ces discours ? D’abord, ils permettent de qualifier le bilan du Président en s’appuyant sur le discours de la science et de la raison. Ensuite, le langage statistique est le principal (voire unique) moyen pour le candidat de parler de chômeurs, qu’il ne croise jamais ; mais, en revanche, sur lesquels il peut agir. Enfin, il opère ce que Pierre Bourdieu appelle une « manipulation symbolique du monde social ». Par le langage statistique, Nicolas Sarkozy pastiche des figures ou catégories typiques : les « chômeurs volontaires », les « fraudeurs », les « fainéants » et les « bons » chômeurs, ceux qui cherchent « vraiment » un travail. Le Président-candidat se risque à redéfinir la catégorie de « chômeur » (qui s’était imposée au sortir de la Seconde Guerre mondiale). Le « chômeur » n’est plus celui qui n’a pas d’« emploi » – c’est-à-dire un travail, à temps plein, en contrat à durée indéterminée (ou déterminé) – mais celui qui n’est pas en « activité », terme qui englobe des situations qui vont de « petits jobs » à des « travaux d’intérêt collectif », le plus souvent à temps partiel, et qui ne permettent pas de survivre sans aides sociales. La frontière n’est donc plus ici entre chômeurs et salariés mais entre ceux « qui restent chez eux » et ceux « qui ont une activité », entre les « fraudeurs » et les « honnêtes » chômeurs et salariés. (...)
Au final, la chaîne logique « offres d’emploi non satisfaites = emplois vacants = chômeurs qui ne veulent pas travailler » relève surtout de la manipulation statistique. Le chiffre permet en effet de donner corps à la figure du « chômeur volontaire » pourtant quasi inexistante dans la réalité [3]. (...)
Qu’est-ce qui rend possible la diffusion de cette catégorisation des chômeurs ? Si ce discours et l’expertise statistique sur laquelle il prétend s’appuyer ont fait l’objet d’une critique de la part des associations de chômeurs, des statisticiens publics et de certains journalistes spécialisés, en revanche, aucun haut fonctionnaire ou dirigeant gouvernemental ne les a contestés.
En la matière, l’État dispose du monopole sur les catégorisations et classements « officiels » : ce sont les hauts fonctionnaires des ministères – et notamment ceux issus du corps des administrateurs de l’INSEE – qui labellisent les catégories statistiques. Ce sont eux qui choisissent de donner de l’importance à certaines séries statistiques en les publiant et en les communiquant au gouvernement et à la presse. Ils font aussi le choix de « durcir » une statistique en en rappelant (ou non) sa fiabilité (marges d’erreur, conditions de productions). Ils produisent ainsi, plus ou moins, des vérités État. La fabrication des chiffres n’est pas le produit d’un processus démocratique mais le fruit d’une décision où les hauts fonctionnaires sont en position de force. (...)
Monopole de la catégorisation, l’État dispose aussi de celui de la diffusion des chiffres « officiels ». Comment s’opère la division du travail de commentaire sur les chiffres ? Si les services de l’État publient les statistiques – par le biais de documents et d’un calendrier très codifiés –, en revanche, les responsables gouvernementaux s’octroient un monopole du commentaire sur le commentaire des statisticiens. Autrement dit, ce sont eux qui communiquent auprès de la presse. Rares sont les expressions des statisticiens publics dans les médias. Les responsables gouvernementaux peuvent alors tout à fait, comme le Président dans sa campagne, jouer sur le sens et l’interprétation des données. (...)
En plus de politiser les chiffres, les hauts fonctionnaires participent à formuler les grilles de lecture des problèmes sociaux. Ainsi la figure des « chômeurs volontaires » a-t-elle d’abord été produite par une série d’experts (...)
La conversion des sommets de l’État à une approche néo-libérale du problème du chômage (encourager le bon fonctionnement du marché du travail en facilitant l’adéquation entre « offre » et « demande » de travail) correspond aussi à une transformation des personnels à la tête des administrations. Alors que le recrutement des hauts fonctionnaires en charge des politiques d’emploi, notamment au ministère du Travail ou à l’ANPE, puisait dans un vivier d’experts venus du catholicisme social et de la deuxième gauche ou s’appuyait sur des économistes keynésiens et hétérodoxes, à la fin des années 1990, les nouveaux hauts fonctionnaires de ces administrations sont passés par le ministère des Finances, le FMI ou l’OCDE, où se sont imposés des économistes libéraux. Ces experts, sans nécessairement parler de « fraudes », mobilisent les concepts de l’économie classique – le chômeur comme acteur économiquement rationnel (homo oeconomicus) – pour diffuser la figure du « chômeur volontaire » – c’est-à-dire qui n’est pas « incité » à travailler. (...)
Les récits du Président-candidat sont déjà solidifiés dans les discours bureaucratiques, mis en forme par les chiffres « officiels » qui leur donnent vie. Nicolas Sarkozy n’a plus qu’à retraduire la vulgate économique dans un discours moral et politique : le chômeur qui n’a pas été « incité » à travailler devient un « fraudeur ».