Côté face, des plages de sable fin et de grands complexes hôteliers. Côté pile, un tourisme générant des milliers de tonnes de déchets mal gérés par les autorités publiques. L’Île de Djerba qui accuse déjà les effets des actes terroristes en Tunisie, souffre d’un mal de plus en plus visible : l’eau, l’air et les sols sont contaminés par les métaux lourds s’échappant de la profusion de décharges illégales. Deux entreprises, dont une filiale de Suez Environnement, se partagent le marché des déchets. Elles en tirent une manne juteuse en privilégiant l’enfouissement plutôt que la valorisation. Basta ! est allé à la rencontre de citoyens tunisiens qui se mobilisent pour redonner du pouvoir aux municipalités et favoriser le tri à la source.
Une odeur irrespirable, qui vous prend à la gorge. Des montagnes de déchets à perte de vue, d’où s’échappent des fumées de gaz toxique liés à la décomposition. Le vol de centaines de mouettes à la recherche de nourriture entrecoupe celui des sacs plastiques, à quelques mètres seulement de la mer... Dans ce no man’s land surgissent des chiffonniers fouillant dans les détritus. Cette décharge de l’île de Djerba, dans le Sud de la Tunisie, s’étend sur une superficie équivalente à plusieurs terrains de football, au bord de la mer Méditerranée. Ces déchets viennent en partie des grands hôtels internationaux qui se dressent le long de la côte, à cinq minutes seulement en voiture de la décharge. Le Riu, l’Aladin, le Club Med, le Vincci... Ces établissements aux allures de palais, qui comptent chacun entre 500 et 900 lits, proposent des tarifs relativement abordables pour les touristes des pays du Nord. (...)
La concurrence acharnée – les hôtels et agences de voyage ont sans cesse tenter de diminuer les prix – a entraîné une chute de la rentabilité de ces complexes hôteliers. Ces derniers sont de moins en mois occupés et entretenus, mais la pression sur l’environnement provoquée par l’afflux de touristes est de plus en plus perceptible. Avec des décharges à perte de vue gagnant toujours un peu plus du terrain.
Pollution de l’eau et maladies respiratoires (...)
De quoi déclencher la colère des Djerbiens qui se sont mobilisés à plusieurs reprises, entre 2011 et 2014. Grève générale, affrontements avec les forces de l’ordre, grande marche de contestation, et un slogan, en 2012, quelques mois après la révolution tunisienne : « La poubelle, dégage ! ». Suite aux contestations, la principale décharge de l’île, celle de Guellala, a été fermée. Mais sans solution des collectivités, les déchets des Djerbiens se sont retrouvés dans des dépôts sauvages, dissimulés un peu partout sur l’île.
Le tourisme de masse... et ses déchets
Comment en est-on arrivés là ?
Première explication : le tourisme et la pression démographique qu’il a entraînée. (...) « La transformation démographique ajoutée aux infrastructures [des quartiers se sont construits autour des hôtels] n’ont pas été suivis d’une gestion adaptée des déchets », estime Ahmed Rhouma. (...)
Mais la pression démographique n’explique pas tout. C’est aussi la gestion calamiteuse des déchets par les autorités publiques qui est en cause. Sur l’île de 500 km2 – cinq fois la superficie de Paris –, les poubelles sont généralement ramassées par les municipalités, rassemblées dans un centre de transfert géré par l’Agence nationale de gestion des déchets (Anged), avant d’être transférées vers des sites de compactage ou d’enfouissement. Pas de tri en aval ou en amont. Les déchets organiques (70% des détritus) ne sont pas récupérés ou compostés. Les lixiviats, ces liquides qui résultent des déchets, ne sont pas traités et s’échappent dans l’environnement. « Dès qu’il pleut, les matières organiques se mélangent avec les métaux lourds et cela contamine les nappes », explique Chedly Ben Messaoud.
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Des acteurs privés pour des solutions très lucratives
Qui s’occupe de la gestion des déchets ? Des acteurs privés dont Segor, possédé à 40% par Cita, une filiale de la multinationale française Suez Environnement. (...)
Deux grosses entreprises se partagent le gâteau de la gestion des déchets en Tunisie. Il y a d’une part Segor qui s’occupe du sud du pays et dont les actionnaires principaux sont Cita (40 %) et SCET Tunisie (50 %), un cabinet d’études et de conseil sur les politiques de déchets. « C’est un conflit d’intérêt flagrant », dénonce Morched Garbouj. On trouve aussi Ecoti, une société italienne, qui intervient dans le centre du pays et dans le grand Tunis, suite au départ de Pizzorno environnement [1]. Cette entreprise française a quitté la Tunisie suite à un scandale de corruption en 2007, sous le régime de Ben Ali. Tous ces acteurs n’ont pas intérêt à ce que les déchets soient réduits... et prônent donc la poursuite de l’enfouissement, alors même que cette technique est abandonnée dans les pays européens. (...)
Pour bien comprendre ce qui se joue en Tunisie, il faut remonter en 2005. Jusqu’à cette date, ce sont les communes qui gèrent les déchets. Mais Ben Ali assure alors vouloir imiter les pays européens en dotant le pays d’une stratégie nationale de gestion des déchets. « Au lieu de doter les communes de moyens financiers, on crée l’Agence nationale de gestion des déchets (Anged) », relate Morched Garbouj. Objectif affiché : apporter une assistance technique et financière, grâce à des experts compétents et étrangers... « Différents États, comme la Corée du Sud, et institutions [2] ont envoyé de l’argent à l’Anged pour améliorer cette gestion des déchets », raconte Morched Garbouj. Des dizaines de millions d’euros affluent, des crédits à taux bonifiés... Rapidement, l’Anged rend des études concluant à l’intérêt de l’enfouissement. Des décharges sont construites, des contrats sont passés avec des entreprises chinoises, allemandes... « On nous a dit qu’il fallait apprendre le travail des étrangers, souligne Morched Garbouj. Ben Ali assurait que la Tunisie allait devenir le leader arabe en matière de gestion des déchets. »
« Une véritable mafia de l’environnement »
La réalité est toute autre. Petit à petit, les communes qui géraient l’ensemble des déchets ne deviennent qu’un intermédiaire et se retrouvent uniquement en charge de la collecte des déchets. Les entreprises privées gèrent les décharges et assurent la dernière étape, la plus lucrative : l’enfouissement.
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On a découvert que l’exploitant n’investit rien. Les autorités nous disent que l’on ment. On leur demande les contrats passés avec ces entreprises privées. Elles ne souhaitent pas nous les communiquer. C’est une véritable mafia de l’environnement. » (...)
Face à cette situation, des citoyens réunis en associations se mobilisent pour mieux gérer les déchets. Premier défi : redonner du pouvoir aux municipalités et éviter ainsi que les responsabilités ne soient diluées. (...)
Le compostage, c’est l’objectif du projet de coopération internationale développé en partenariat avec le département de l’Hérault. 500 000 euros devaient être investis pour construire une usine de valorisation des déchets [3]. « L’idée est de valoriser les bio-déchets des hôtels, de produire du compost qui sert ensuite à améliorer les sols, et de réaliser un transfert de compétences entre le syndicat de gestion des déchets Centre-Hérault et les autorités tunisiennes », explique Marie Doutremepuich, du service de la coopération décentralisée de l’Hérault. Mais le projet, dont le premier emplacement choisi a été contesté, a pris du retard. La structure métallique devra donc être déplacée dans les prochains mois. Un projet pilote a déjà été réalisé à Houmt Souk, la plus grande ville de l’île. (...)
Mais c’est aussi à un changement des mentalités et des pratiques individuelles qu’appellent les associations de défense de l’environnement. « Nos parents ne jetaient pas les matières organiques dans les poubelles », se souvient Chedly Ben Messaoud. « Nous souhaitons lancer une campagne pour que les sacs plastiques soient supprimés des commerces », lance Ahmed Rhouma, dont l’association travaille auprès des écoles pour sensibiliser autour de cette question. Enfin, quelques hôtels semblent avoir mis en place un système de tri des déchets [4]. Mais c’est certainement la baisse de la fréquentation touristique de l’île, suite aux attentats de mars et juin 2015, qui aura le plus fort impact sur la quantité des déchets de Djerba