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le Monde Diplomatique
Sourde bataille pour le temps
Des sociétés malades de la vitesse - par Mona Chollet, décembre 2012
Article mis en ligne le 1er septembre 2013
dernière modification le 27 août 2013

La technologie devait apporter à l’humanité loisirs et liberté. Mais le rythme de la vie a suivi celui des machines, et chacun se sent accablé de contraintes asphyxiantes. Inégalement réparti, le temps constitue désormais une ressource rare et disputée. Pour comprendre les raisons de cette pénurie, un détour historique s’impose...

(...) Derrière ce que chacun perçoit le plus souvent comme une donnée naturelle, ou comme les aléas de son existence individuelle, il y a pourtant un « régime temps » qui ne doit rien au hasard, souligne le sociologue allemand Hartmut Rosa. (...)

Il distingue dans la période récente trois formes d’accélération qui se combinent : accélération technique (Internet, les trains à grande vitesse, le four à micro-ondes) ; accélération sociale (on change davantage d’emploi et de conjoint au cours d’une vie, on remplace plus souvent les objets) ; et accélération du rythme de vie (on dort moins, on parle plus vite, on échange moins avec ses proches, on repasse tout en téléphonant et en regardant la télévision). Certes, en bonne logique, l’accélération technique devrait assurer à tous un quotidien paisible et nonchalant ; sauf que, si elle réduit bien la durée des processus, elle en multiplie aussi le nombre. Il est plus rapide d’écrire un message électronique qu’une lettre, mais on écrit beaucoup plus de messages électroniques qu’on n’écrivait de lettres ; la voiture permet d’aller plus vite, mais, comme elle suscite aussi un accroissement des déplacements, elle ne diminue pas le temps consacré au transport… L’explosion du nombre des sollicitations et des possibilités — consommation, industrie des loisirs, Internet, télévision… — oblige aussi à des arbitrages permanents et très chronophages.
L’horloge, « moulin du diable »

Selon Rosa, le phénomène historique de l’accélération fut au départ porté par des sociétés occidentales, qui l’appelaient de leurs vœux, y voyant une promesse de progrès et d’autonomie. Mais, désormais, il court-circuite les institutions et les cadres politiques grâce auxquels il a pu se déployer. Il devient une « force totalitaire interne à la société moderne », dans le sens d’un principe abstrait et omniprésent auquel nul ne peut échapper. Dans son quotidien, l’individu a l’impression de ne faire qu’« éteindre le feu », sans jamais pouvoir prendre du recul sur sa propre vie ; et, au niveau collectif, les communautés politiques perdent la maîtrise de leur destin. Paradoxalement, cette course folle s’accompagne alors d’un sentiment d’inertie et de fatalisme.

Si les milieux progressistes n’identifient pas toujours clairement le temps comme l’enjeu d’une bataille stratégique, on peut néanmoins constater qu’il est devenu une ressource très disputée, et très inégalement répartie. (...)

Les femmes dans leur ensemble sont soumises à une pression particulière. En juillet 2012, le mouvement féministe belge Vie féminine a consacré à ce problème sa semaine d’étude annuelle. Sous le titre « Reprenons du pouvoir sur le temps ! » (www.viefeminine.be), la note d’intention remarquait que, en plus d’assumer l’essentiel des tâches domestiques, elles jouent le rôle d’« amortisseurs temporels », à la fois dans l’entreprise, où elles travaillent souvent à temps partiel (lire « Contes et mécomptes de l’emploi des femmes »), et dans la sphère privée, où elles portent la « charge mentale de l’organisation des différents temps de vie de la famille ». Elles sont également victimes « des mentalités toujours sexistes qui associent féminité et dévouement aux autres ». Une infirmière confie en écho : « J’ai toujours l’impression quand je fais quelque chose pour moi d’avoir délaissé quelqu’un (7). » (...)

le problème du temps n’est pas seulement quantitatif — on en manque toujours —, mais aussi qualitatif : on ne sait plus l’habiter, l’apprivoiser. La conception que l’on s’en fait a été forgée par l’éthique capitaliste, à l’origine d’inspiration protestante, mais largement sécularisée (9) : il est une ressource abstraite qu’il s’agit de « mettre à profit de manière aussi intensive que possible (10) ». L’historien britannique Edward Palmer Thompson a relaté la révolte des premières générations d’ouvriers lorsqu’elles se virent imposer un temps de travail défini par l’horloge, la sirène ou la pointeuse, et non plus par la tâche à accomplir (11). Avec cette régularité se perd l’habitude spontanée d’alterner les périodes de labeur intense et les périodes d’oisiveté, que Thompson considère comme le rythme « naturel » de l’être humain.

C’est le strict découpage du temps qui règle la discipline, à l’usine mais aussi à l’école, institution qui vise à dompter de façon précoce la future main-d’œuvre (...)

La logique de rentabilité et de compétitivité, propre à l’activité économique (« la concurrence ne dort jamais »), s’étend à tous les domaines de la vie. Le temps libre, d’autant plus précieux qu’il a été gagné, doit lui aussi être géré efficacement ; mais cette réticence à courir le risque de le dilapider a de lourdes conséquences. Il en résulte un handicap qui, pour le coup, est également partagé du haut en bas de l’échelle sociale : « Pas plus que l’exploiteur, l’exploité n’a guère la chance de se vouer sans réserve aux délices de la paresse », écrit Raoul Vaneigem. Or, « sous l’apparente langueur du songe s’éveille une conscience que le martèlement quotidien du travail exclut de sa réalité rentable » (13). Rosa ne dit pas autre chose : selon lui, si l’on veut reprendre la main sur le cours de l’histoire individuelle et collective, il faut avant tout se dégager des « ressources temporelles considérables » pour le jeu, l’oisiveté, et réapprendre à « mal » passer le temps.

Ce qui est en cause, ajoute-t-il, c’est la possibilité de « s’approprier le monde », faute de quoi celui-ci devient « silencieux, froid, indifférent et même hostile » ; il parle d’un « désastre de la résonance dans la modernité tardive ». (...)

Parce qu’elle plonge ses racines très profondément dans l’histoire de la modernité, la crise du temps ne se satisfera pas de solutions superficielles. D’où la prudence avec laquelle il faut considérer des initiatives comme le mouvement européen slow — « lent » : Slow Food pour la gastronomie (15), Slow Media pour le journalisme, Cittaslow pour l’urbanisme… Aux Etats-Unis, le penseur Stewart Brand supervise dans le désert du Texas la construction d’une « Horloge du Long Maintenant » censée fonctionner pendant dix mille ans et redonner ainsi à l’humanité le sens du long terme. Le projet perd toutefois de sa poésie lorsqu’on sait qu’il est financé par M. Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon : on doute que ses employés, obligés de cavaler toute la journée dans des entrepôts surchauffés, y puisent un grand réconfort existentiel...